Retour aux Biographies

BIOGRAPHIE DE
HENRI FREDERIC AMIEL

I - II - III - IV - V - VI
Retour aux Biographies

 


AMIEL OU LA REVANCHE DE L'ÉCRITURE SUR LA VIE
(Préface du professeur Bernard Gagnebin à l'Edition intégrale du Journal)


I -

La soif de connaître

"Mon privilège, c'est d'assister au drame de ma vie."

Journal intime

^



Henri-Frédéric Amiel est né le 27 septembre 1821, rue du Rhône à Genève, où son père dirigeait un commerce florissant. Sa mère, Caroline Brandt, d'Auvernier, canton de Neuchâtel, était une femme douce et caressante, mais minée par des chagrins domestiques, alors que son père, Henri Amiel, avait un caractère tout à la fois impétueux, susceptible, tâtillon, actif et économe. A quatre ans le petit Henri-Frédéric fut mis à l'Ecole Lancastériennelenquasterien, où il apprit à lire et à écrire au sable, selon une méthode en usage. A six ans, il entra au Collège, et très vite il se fit remarquer par son application à l'étude. Robinson Crusoé, La fiancée de Lammermoor, Ivanhoé et Le Robinson suisse furent longtemps ses livres de chevet.

Deux événements allaient troubler profondément la jeunesse d'Amiel. Alors qu'il avait onze ans, sa mère mourut de tuberculose. Moins de deux ans plus tard, son père, désespéré par son deuil, se jetait dans le Rhône, laissant trois orphelins, Henri-Frédéric, l'aîné, treize ans, Fanny neuf ans et Laure cinq ans. Tous trois furent confiés à un oncle paternel, Frédéric Amiel, et élevés par leur tante Fanchette, Madame Amiel-Joly, déjà mère de cinq enfants (dont trois d'un premier mariage).

Henri-Frédéric Amiel passa sept années chez cet oncle, d'abord place du Rhône, puis à la Monnaie, à Montbrillant, en compagnie de ses sœurs et de ses cousins, de sorte qu'il eut toujours un sentiment assez vif des liens familiaux. L'affection maternelle en revanche lui fit terriblement défaut, ce qui explique la plainte lancinante qu'on trouve dans son journal touchant l'absence de tendresse et de sympathie. A cette époque déjà, il se sent différent de ses camarades, ses nerfs sont vulnérables, ses bronches délicates, sa vue un peu faible. II est dévoré par la soif de connaître, il voudrait tout lire et tout comprendre. En août 1837, à seize ans, il est admis aux Etudes préparatoires à l'Académie, études générales de sciences et de lettres conduisant à l'admission dans les Facultés. Un an et demi plus tard, il commence à tenir un journal de ses pensées qu'il interrompt au bout de six semaines, pour le reprendre épisodiquement en mars, puis en automne 1840. Déjà à cette époque, il écrit: " Je sens ma vie s'écouler sans porter de fruit..." Amiel se demande ce qu'il doit faire, quelles études entreprendre. II songe à approfondir la philosophie, mais une philosophie qui engloberait toutes les sciences, astronomie, mathématique, physiologie, médecine, poésie, religion, beaux-arts, histoire et psychologie. L'idéal est vaste, on le voit.1

En octobre 1840 - il avait dix-neuf ans - le jeune homme lisant Oberman fut frappé d'y trouver des rapports étroits avec sa propre expérience. Aussi referma-t-il ce livre, de peur de subir la contagion de la mélancolie qui habite Senancour. Parmi ses professeurs, Amiel a compté un homme d'esprit, Rodolphe Töpffer, l'auteur des Voyages en zig-zag, professeur de rhétorique; un philologue, André Cherbuliez, professeur de littérature ancienne, et surtout un linguiste, Adolphe Pictet, professeur d'esthétique et de littérature moderne. Auteur d'ouvrages sur les langues celtiques, sur le sanscrit et sur les Origines indo-européennes, Pictet avait acquis une sorte de célébrité en accompagnant Liszt et George Sand dans leur fameuse course à Chamonix, qu'il a relatée dans un " conte fantastique ".

La vie d'étudiant ne semble pas avoir altéré le caractère soucieux et mélancolique d'Amiel. Il fit partie de la Société d'étudiants de Zofingue, où l'on pratiquait l'amitié et le culte de la patrie. II y noua des liens qui durèrent toute sa vie, notamment avec le philosophe Ernest Naville et avec le théologien Charles Heim. Ce dernier devait à son tour tenir un journal intime (1841-1868) dont Amiel fut à sa mort le dépositaire.2

Ayant subi les examens de maître ès arts en 1841, Amiel se posa de nouvelles questions: la vie de cabinet, le travail du cerveau était pour lui à la fois une tentation et un poison. Il sentait bien qu'il devait joindre l'action à la méditation et la société à la solitude, pour être utile à soi et aux autres. Dans deux belles lettres à sa tante Amiel-Joly,
il fait part de ses préoccupations. " Le but doit être l'éducation de notre âme, la vie intérieure, ou vie par excellence. Notre âme est un dépôt solennel, c'est la seule chose éternelle, au milieu de tous ces êtres qui nous entourent, ces montagnes, ce globe, ces soleils... " Et de remarquer qu'il se doit de " centraliser son activité ". Mais tout le tente: l'amélioration morale, la culture intérieure, le travail intellectuel, l'acquisition des connaissances. Bientôt l'imagination, le domaine du beau, de la poésie, du mystère lui semblent préférables à " l'aride science ", enfin selon Amiel " la philosophie prétend les écraser tous, parce que tous lui servent, qu'elle les comprend et les emploie, les analyse et les résume, et les lie entr'eux dans leurs vrais rapports ".3

En novembre 1841, Amiel se décida à quitter Genève pour parcourir le monde. II se rendit tout d'abord à Naples, où il se lia d'amitié avec deux êtres attachants : Marc Monnier, le futur auteur de Genève et ses poètes, qui deviendra son collègue à l'Académie, et Camilla Charbonnier, peintre sur émail, "femme de trente ans", artiste romantique, qui devait éveiller en lui le goût pour la psychologie de l'âme féminine. De Naples, Amiel gagna Rome, Malte, Livourne, Florence et Bologne, avant de revenir à Genève au bout de sept mois. Le jeune homme visita ensuite Paris, la Normandie, la Belgique et les bords du Rhin; il s'arrêta à Heidelberg et s'inscrivit finalement, en octobre 1844, à l'Université de Berlin pour y suivre les cours de philosophie de Trendelenburg, de Helfferich et surtout de Schelling. En même temps, il entreprenait des études de philologie avec Boeckh, Curtius et Heyse, des études d'histoire avec Lepsius et Huber, de géographie avec Carl Ritter, d'anthropologie avec Gabler, de psychologie avec Beneke, d'esthétique avec Hotho et même de théologie avec Neander, Vatke et Nitzsch. L'étudiant a soigneusement conservé les notes prises aux leçons de tous ces maîtres.4

Amiel a été profondément marqué par la science allemande, par l'esprit d'attention et d'approfondissement qui régnait à l'Université de Berlin, par le goût des discussions philosophiques, en sorte qu'il en vint à appréhender le moment de revenir au pays 5. En septembre 1848, il se décida à écrire une thèse de doctorat, mais aussitôt se mit à hésiter, tant sur le sujet qu'il pourrait traiter que sur l'Université qui devrait l'accueillir, Munich, Heidelberg, Tubingue où il séjournait alors. Finalement, il opta pour cette dernière université, mais en novembre il apprit que plusieurs professeurs de l'Académie de Genève (on appelait ainsi l'Université) ne seraient pas confirmés dans leurs fonctions et que diverses chaires allaient de ce fait se trouver vacantes. A la suite d'une longue méditation, où i1 pesa le pour et le contre, Amiel décida de revenir à Genève pour tenter sa chance. A vingt-sept ans, il estimait avoir, comme il le dit, " assez folâtré dans les campagnes sinueuses des arts et des sciences" pour faire valoir son talent.

Que s'était-il passé en réalité? En 1848 le gouvernement radical de James Fazy avait préparé une loi sur l'instruction publique qui réduisait le nombre des enseignements, ce qui eut pour conséquence la non-réélection, ou si l'on préfère la destitution de six professeurs jugés trop conservateurs. Cette mesure, unique dans les annales de l'Université de Genève, venait s'ajouter à la démission de huit professeurs, la plupart éminents, qui refusaient de servir le nouveau régime. De sorte que le gouvernement ouvrit des concours pour repourvoir les chaires vacantes, notamment celles de philosophie générale et d'histoire de la philosophie, ainsi que celle d'histoire des sciences morales et politiques et celle d'esthétique et littérature française.

On imagine la perplexité d'Amiel. Allait-il se présenter à la chaire de philosophie, d'histoire des sciences ou d'esthétique? A ce dilemme s'ajoutait la crainte de se compromettre avec le nouveau régime et de perdre les amis qu'il s'était faits dans les milieux de la haute bourgeoisie. II décida finalement de se présenter au concours d'esthétique et littérature française, jugeant ainsi qu'il ne devrait son poste qu'à son seul mérite.

En décembre 1848, Amiel revint à Genève. Il fut le seul des six candidats à subir toutes les épreuves: deux examens oraux, l'un d'esthétique, l'autre de littérature sur des thèmes indiqués, trois leçons publiques, enfin la rédaction et l'impression dans le délai de deux mois d'une thèse sur le sujet suivant: Du mouvement littéraire dans la Suisse romane. Aussi le Conseil d'Etat de Genève le nomma-t-il, le 10 avril 1849, professeur de littérature française et d'esthétique à l'Académie, après avoir pris connaissance du rapport de la Commission chargée d'examiner les candidats, d'où nous extrayons les remarques suivantes: "M. Amiel a fait preuve d'un esprit philosophique et sérieux et de connaissances étendues, soit en littérature soit dans les beaux-arts en général. Dans les premières séances il a donné trop peu de développement à l'appui des idées qu'il exposait... " Et par une lettre personnelle, le chef du Département de l'instruction publique communiquait à Amiel des observations critiques que le jury avait cru devoir faire, mais qu'il n'avait pas voulu rendre publiques. On verra qu'elles ne manquaient pas de pertinence.

"Le jury, tout en rendant pleine justice à l'étendue de vos connaissances, à la sagacité de votre coup d'oeil et à votre esprit éminemment méthodique et classificateur, croit que vous auriez tout à gagner à donner plus large carrière à la sensibilité et à l'imagination dont il sait que vous êtes loin d'être dépourvu. Il espère que, lorsque vous serez moins pressé que vous ne l'avez été pendant des épreuves faites dans un temps très restreint, vous mettrez plus de chair sur le squelette de vos leçons dont les parties sont du reste fort bien agencées.
Le Jury pense également que votre enseignement, sans perdre de son utilité, aurait plus de charme, si vous usiez moins de ces formes abstraites dont votre esprit intelligent saura fort bien se passer et auxquelles ont trop souvent recours des talents inférieurs au vôtre pour déguiser leur manque de profondeur. A cet égard le jury aimerait à vous voir unir aux qualités estimables des écoles allemandes quelques-uns des mérites que possède incontestablement l'esprit français. Enfin, Monsieur, le jury attire votre attention sur un point qui lui paraît d'une haute importance. N'y aurait--il pas avantage pour votre enseignement à moins prodiguer les divisions et les subdivisions ? Ne craignez-vous point que, si vous persistiez dans ce système, i1 ne vous arrivât d'introduire vos élèves dans des cases trop étroites où ils s'agiteraient sans y trouver autre chose que ce qu'il vous aurait plu d'y mettre".6


1 ) Sur cette période de la vie d'Amiel, cf. La jeunesse d'Henri-Frédéric Amiel, lettres à sa famille, ses amis, ses amies pour servir d'introduction au Journal intime, 18]7-1849. Publication par Bernard Bouvier, Paris, Delamain et Boutelleau, 1935.
2 ) Ce journal est également conservé à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève.
3 ) Lettres de Fillinges du 13 et du 14 septembre 1841, publiées par B. Bouvier dans La Jeunesse d'Henri-Frédéric Amiel, Paris, 1935, pp. 101-112.
4 ) La liste des cours suivis par Amiel est donnée dans l'Annexe 2 de ce volume.
5 ) Amie! a lui-même évoqué ses souvenirs d'étudiant dans un article sur " Berlin au printemps de l'année 1848", Bibliothèque universelle, avril-juin 1848.
6 ) 1 Histoire de ['Université de Genève (par Ch. Borgeaud). L'Académie et l'Université au XIX' siècle. Annexes. La Faculté des lettres par Bernard Bouvier, pp. 127-140.


 

II -

L'écueil de l'enseignement

Ma leçon de demain n'est pas prête.

Journal intime

^



Amiel donna sa première leçon le 23 octobre 1849, mais il fut doublement déçu. A l'exception d'un de ses camarades d'études de Berlin et de son beau-frère, il ne reconnut dans son auditoire aucun professeur et aucun ami, ce qui lui inspira ces lignes du Journal intime: "Cette circonstance m'a fait faire de tristes réflexions sur l'isolement réel de chaque homme, sur mon isolement particulier, et m'a inspiré des mouvements passablement misanthropiques ".1 D'autre part, il se rendit compte de son impuissance à intéresser son auditoire et il oppose, dans ce même Journal, le cours libre donné à l'Athénée "avec un titre par leçon, une improvisation piquante, aventurée, spirituelle sur une série de thèmes..." - comme en donnaient certains maîtres - à la rigueur méthodique, à la sévérité de pensée, au complet de l'exposition qui sont de mise à l'Université, "en un mot la science au lieu de l'élégance littéraire".
Au bout de six mois, Amiel fut invité à enseigner l'histoire de la philosophie, à la place d'un professeur à l'essai qui n'avait pas été confirmé dans ses fonctions, parce qu'il ignorait la philosophie, et en hiver 1850-1851, il donna à la fois l'histoire de la philosophie (de l'antiquité aux temps modernes) et l'esthétique (" Tableau général des destinées de la poésie"). Cependant, nouveau crève-cœur, le Conseil d'Etat décidait en février 1851, "vu le nombre très restreint d'étudiants ", de supprimer pour raison budgétaire la chaire d'esthétique. Malgré les protestations d'Amiel, cet enseignement ne sera rétabli que quatre ans plus tard et confié après les multiples épreuves du concours public, à un de ses contemporains, Edouard Humbert, chargé en même temps de la littérature française. Un arrêté du 3 février 1854 mettait fin à la position inconfortable du jeune professeur: "Monsieur Henri- Frédéric Amiel, professeur d'esthétique est appelé à la chaire de Philosophie". Admirons la concision du style!
Année après année, Amiel a donc enseigné la philosophie aux étudiants de Genève, cours encyclopédiques portant tantôt sur la philosophie antique, tantôt sur celle du monde chrétien, ou encore sur la philosophie de l'éducation, sur l'anthropologie rationnelle ou sur la psychologie des nationalités. Deux exceptions dans ces grandes fresques: un cours sur Hegel et un autre sur Schelling. Loin de satisfaire aux aspirations d'Amiel, l'enseignement supérieur fut pour lui, tout au long de sa vie, une source de désenchantements. Les défauts relevés par le Jury chargé d'apprécier sa candidature se révélèrent exacts. Dès ses premières leçons, Amiel se rendit compte de ses insuffisances et l'on ne peut qu'admirer la lucidité de son analyse du 3 novembre 1849 : "J'ai été honteusement pauvre dans ma leçon d'aujourd'hui, je rougissais de mon propre verbiage qui ne disait rien et le disait mal. - Sur la sellette, je veux dire le fauteuil, je n'ai aucun entrain, aucune vivacité, je suis froid, stérile, et ce qui est plus fort, distrait, oui, entièrement distrait. J'observe ma propre sottise et l'attitude d'autrui, mais je ne suis pas dans mon sujet ".
Tout au long de son Journal, Amiel a noté la difficulté qu'il a à préparer ses leçons. Il embrasse des sujets trop vastes, accumule les lectures sans parvenir à en tirer l'essentiel, il rédige des plans avec des divisions et des subdivisions à n'en plus finir, il se noie dans la matière et arrive essoufflé à sa leçon. Là il ne peut s'imposer, des mouches dansent devant ses yeux, sa voix se fatigue, sa gorge s'enroue, Amiel ne sent aucun contact avec son auditoire et il se retire navré. Combien de fois n'a-t-il pas noté dans son Journal: " Leçon mal digérée et mal donnée" ou bien "Aujourd'hui ma leçon a été lamentable".
Ainsi en 1850, dans des fragments rejetés jusqu'ici par tous les éditeurs, on lit au 17 juin: " Leçon détestable. [...] Ce soir préparé avec malaise une leçon sur Descartes et Spinoza".
19 juin: "Je n'ai pu hier donner ma leçon à 10 h.; je l'ai remise à 3 h. après-midi, mais la porte était fermée et personne n'est venu. Il ne me reste que trois ou au plus quatre heures pour parcourir toute l'histoire de la philosophie depuis Descartes! C'est passablement embarrassant".
Dix ans plus tard, c'est la même antienne: à propos de son cours sur la "Psychologie des nationalités".
Lundi 10 juin 1861 : "Leçon à la diable (le Naturel et le caractère des Nations). "
Mercredi 12 juin: " Leçon très médiocre par gêne de la parole et étisie de la pensée. Nulle abondance, ni fécondité, ni élégance. Quelque chose de honteux, d'étriqué. C'est toujours la même chose. Je n'ai pas eu encore cet été deux leçons qui m'aient un peu fait plaisir."
Vendredi 14 juin: "Impossible de donner ma leçon aujourd'hui; elle était trop peu mûre; j'ai dû tirer parti d'un petit mal de tête pour licencier nos jeunes gens."
Lundi 17 juin: " Pauvre leçon: je n'avais pu digérer et maîtriser la masse de mon sujet (les sept nationalités de l'Asie)."
Mercredi 19 juin: " Leçon passable (sur Rome)." Enfin!
Avec son scalpel, Amiel met son être à vif, il se dévoile et se dénude, mais il ne progresse guère. En 1880, un an avant sa mort, il se lamente toujours sur la médiocrité de son enseignement.
En 1861 Amiel annonça un cours libre sur l'histoire et la genèse de la langue française, sans se douter qu'il allait devoir affronter la concurrence d'un jeune conférencier de talent. Le Journal de Genève du 3 janvier annonçait en effet que Victor Cherbuliez devait parler au Casino de la chevalerie et de l'épopée chevaleresque en France. Pendant plusieurs jours Amiel travaille sans enthousiasme à préparer son cours et le 8 janvier il donne sa première leçon. Voici ce qu'il note dans son Journal: "Je n'ai aucune communication électrique avec mon public, point d'aisance, point de verve, point de talent d'amplification, nulle autorité. Je ne sais ni intéresser, ni faire rire, ni m'abandonner. Mon fluide isolateur m'emprisonne, et sans être très intimidé (ayant mes notes avec moi), je suis tout à fait froid et paralysé. - Aussi je suis abattu; car j'ai plus soigné cette leçon que ne pourra l'être aucune des suivantes, et tous mes pressentiments parlent de guignon et de défaite. - Le succès d'ailleurs m'épouvante en idée; il engage et compromet. [....] Chercher à plaire, poursuivre les suffrages, c'est se faire serviteur et courtisan d'autrui".
Et le lendemain 9 janvier: "Je sors de la leçon d'ouverture de Victor Cherbuliez, abasourdi d'admiration. Je me suis convaincu en même temps de mon incapacité radicale à jamais rien faire de semblable, pour l'habileté, la grâce, la netteté, la fécondité, la mesure, la solidité et la finesse. Si c'est une lecture, c'est exquis; si c'est une récitation, c'est admirable; si c'est une improvisation, c'est prodigieux, étourdissant, écrasant pour nous autres ".
L'épreuve allait être fatale à Amiel. Dès sa quatrième leçon, son auditoire a diminué de moitié. Tandis que Cherbuliez continue d'enchanter son public, Amiel manque de mémoire, de charme, d'aisance. Il est prisonnier de ses notes et ne peut rivaliser avec le futur académicien. Il a beau dire dans son Journal qu'il redoutait la responsabilité du succès bien plus que sa douceur, ses conférences publiques tournent au fiasco et il ne réitérera jamais l'expérience.2
Jusqu'à sa dernière année de professorat, Amiel fut mécontent de son enseignement; la préparation de ses cours était une croix; incapable de se concentrer, il lit cent autres livres ou articles avant de se mettre à la tâche. Il se laisse entraîner dans des sujets trop vastes, n'arrive pas à ordonner sa matière, pénètre dans la salle de cours avec des notes qu'il ne sait ni exploiter, ni animer, et ressort au bout d'une heure, meurtri, découragé.
A partir de 1867, Amiel ne renouvelle plus guère les sujets de ses cours. Il donnait en hiver un panorama de la philosophie des origines à Kant ou de Thalès à Auguste Comte, et en été une étude anthropologique et psychologique de l'homme. En 1850 il fut nommé secrétaire du Sénat de l'Académie et exerça ces fonctions sans plaisir. Il devait composer l'ordre du jour, rédiger les procès-verbaux de séances et entretenir un peu de correspondance. Au bout de deux ans, il remit sa tâche à un professeur de chimie. En 1867 il fut élu doyen de la Faculté des sciences et lettres, charge qu'il exerça pendant deux ans et qui lui valut plus de soucis que de satisfactions. Amiel était trop timoré pour assumer des responsabilités universitaires. Lui-même s'est toujours plaint de l'ennui des séances académiques. Ainsi le 25 novembre 1867: "Je me sens las de ces cinq ou six heures de séance, avec des lustres dans les yeux, de la fumée de cigare dans les poumons, tandis que l'attention ne trouve pas à se détendre et à dételer une minute. D'ailleurs je suis mécontent de moi... "
Et Amiel de se lamenter sur sa mauvaise vue qui l'a empêché de reconnaître une de ses anciennes admiratrices à la sortie d'une leçon! En vérité, la Faculté des sciences et lettres (devenue en 1872 Faculté des lettres et sciences sociales) était une petite faculté comptant une douzaine de professeurs et une cinquantaine d'étudiants. En 1859, lors du troisième centenaire de l'Académie, l'écrivain eut l'occasion de prononcer une conférence longuement méditée - mais rédigée au dernier moment - sur l'Académie de Genève.3 Ce travail lui procura beaucoup de peine car il se sentait noyé dans un sujet qui pouvait s'étendre à l'infini.
".. .L'historien philosophe, nous dit Amiel, ... peut étudier à Genève, dans une image particulière, la biographie et pour ainsi dire l' embryogénie générale de la liberté, telle qu'elle s'est lentement développée dans les sociétés modernes..." Et d'expliquer que, selon Hegel, l'histoire de l'espèce humaine est l'évolution même de la liberté, de sorte que l'histoire de Genève peut représenter " en un sens, et sur une échelle très réduite, une miniature typique de l'histoire universelle ". En effet, la liberté moderne postule la lumière et l'éducation, car l'ignorance est servitude. La démocratie exige donc à la fois des hommes libres et des hommes éclairés.
Du 27 mai, date où il note qu'il n'a pas encore trouvé son plan, au 8 Juin 1859, lendemain des cérémonies jubilaires, Amiel n'a ouvert qu'une seule fois son Journal. L'élaboration d'un ouvrage savant et la rédaction au jour le jour du Journal intime sont donc incompatibles.



1 ) Journal intime, 25 octobre 1849.

2 ) Sur la confrontation Amiel -Victor Cherbuliez, cf. le Journal intime de 1861, publié par nous-même chez Mazenod à Paris dans la Collection "Les écrivains célèbres ".

3 ) Publiée à Genève chez Fischbacher en 1859.


 

III -

Une oeuvre littéraire un peu mince

Composer, c'est conduire une armée de pensée et d'images.

Journal intime

^



"Un fils, un livre, et un beau cours improvisé, ç'aurait été mes seuls désirs", lit-on dans le Journal intime du 9 janvier 1861.
En fait, Amiel a longtemps souhaité connaître la renommée littéraire. Dans sa jeunesse, il avait songé à s'établir à Paris pour y trouver la consécration de son talent, mais déjà il hésitait sur ses aptitudes. Serait-il poète, philosophe, moraliste, grammairien? Ecrirait-il sur l'art, sur la littérature, sur la philosophie, sur l'éducation, sur l'esthétique, ou sur la psychologie? Durant toute sa vie, Amiel s'est reproché de n'avoir pas écrit quelque œuvre " forte et grande ", qui aurait fait de lui un nouveau Spinoza ou un nouveau Schelling - rien de moins. A plusieurs reprises, il passa en revue les livres qu'il pourrait écrire mais il devait conclure qu'il lui manquait le stimulant quotidien, l'ambition de parvenir, la persévérance qui conduit au succès.
Pour écrire, Amiel devait vaincre ses hésitations et se mettre résolument à la tâche. Or il en est incapable. A peine a-t-il ébauché un projet d'ouvrage qu'il retourne à son monologue intérieur. Plus d'une fois, Amiel a énuméré les livres qu'il souhaitait rédiger:

L'art de la vie
La société nouvelle
Les malentendus
La cité de l'Homme-Dieu
Le génie des races
La liberté de l'homme
La philosophie de l'histoire
La philosophie des religions
La conscience intellectuelle
Le troisième Faust
La Patrie
L'Infini
La science de la pensée
Phénoménologie de l'esprit
La psychologie des nationalités
Nouvelle phrénologie,
etc., etc.

Le 7 août 1856 on lit dans son Journal: "De tous les côtés mes amis se plaignent de moi et me répètent: concentre-toi, écris, produis, fais quelque chose, livre-toi, songe à une œuvre, apporte ta pierre [...] Malheureusement, unanimes à réclamer quelque chose, ils ne s'accordent plus sur ce qu'ils voudraient de moi. Un dictionnaire, de la critique, de la psychologie, un cours public, des vers, de l'histoire, des voyages, etc., ils me conseillent tous ceci et cela, avec la recommandation de renoncer au reste. Scherer me disait hier: "Quadruplez vos Grains de mil et faites-en un volume. Ceci vous sera très agréable et à nous aussi. Là vous pouvez être divers et mobile à votre aise. C'était une bonne veine, suivez-la." - Mariez-vous et faites votre volume: tout tourne autour de ces deux réclamations et je me les fais depuis longtemps. Mais choisir, je ne l'ai pas su, et ces deux choses sont un choix ".
Quelques jours plus tard, le 29 août 1856, Amiel revient sur ce problème dans un cahier qu'il a intitulé: "Délibérations".
"Que puis-je faire de mieux pendant les 6 à 7 semaines de vacances qui me restent?" écrit-il.

"un livre?
un voyage?
une étude (une langue, une science?)
une action?
une réinvigoration ?"
Un livre? Mais quel livre? Alors Amiel énumère les possibilités:
"a) sciences:

critique
philosophie
cours d'Encyclopédie
monographie

b) intérêts et problèmes actuels
c) poésie et littérature."

Il finit par décider de publier tous les deux ans un volume de philosophie, tous les deux mois un article de critique et de consacrer chaque année un mois à la poésie. Mais le 13 septembre il constate: "Resté au même point et vécu bêtement et tristement au jour le jour. Reprenons la délibération. Il me reste un mois de liberté, qu'en faire? [...]

"a) m'arracher à mon inertie et changer de lieu et de milieu
b) voyager."? Mais où? Florence, Venise...

Et les hésitations recommencent. Pour obtenir le poste de professeur à l'Académie, Amiel dut composer, on l'a vu, une thèse en un temps record sur un sujet fixé par le Jury chargé des nominations: Du mouvement littéraire dans la Suisse romane et de son avenir. Dès la première page Amiel discute du titre de son mémoire:" Romande me paraît préférable, écrit-il, parce qu'il se coordonne avec une série d'autres dérivés de Rome: roumain, romaïque, romanche, romain, roman, et qu'il désigne plus spécifiquement la Suisse occidentale. Roman est le genre, Romand (avec un d) est une espèce dans le genre. Toutefois, j'écrirai romane, pour ne pas modifier le titre choisi par le jury".
Cet ouvrage vaut ce que vaut un livre rédigé en quatre jours, même s'il repose sur six semaines de lecture. Il s'ouvre par une bibliographie de la littérature de Suisse romane qui s'étend sur vingt pages et se divise en quatre rubriques: littérature scientifique, littérature sérieuse, littérature pure, littérature polémique. Amiel tente ensuite de définir les naturels genevois, vaudois et neuchâtelois. Il reproche notamment aux Genevois de n'avoir ni élégance de forme, ni profondeur de principes, en d'autres termes de manquer de poésie et de philosophie, "1a poésie qui doit reproduire la vie et la philosophie qui doit l'expliquer". L'auteur montre ce que la Suisse romane doit au protestantisme et au culte de la liberté et il conclut que le mouvement littéraire dans la Suisse romane peut être comparé à un corps qui cherche une âme.
Le livre compte soixante-cinq pages imprimées en gros caractères et dans un petit format. Les autres ouvrages publiés du vivant d'Amiel ne sont pas plus importants.
Qu'il s'agisse de ses travaux sur l'Académie de Genève (1859), sur L'enseignement supérieur en Suisse romande (1870) ou sur L'enseignement supérieur à Genève (1878), ou de ses études intitulées Madame de Staël (1876) et Caractéristique générale de Rousseau (1879), on ne peut parler d'ouvrages proprement dits. Il s'agit plutôt d'articles de revue d'une vingtaine, d'une trentaine, voire d'une cinquantaine de pages. Les meilleurs de ces articles sont ceux qu'il a consacrés à Jean- Jacques Rousseau et à Madame de Staël. Tout ce qu'Amiel dit du caractère de Jean-Jacques Rousseau, de sa sensibilité, de son amour-propre, de son étrangeté, de son émotivité, de son absence de force morale nous paraît aujourd'hui évident, mais ne l'était nullement en 1878.
Amiel défend son compatriote contre ceux qui ont critiqué son style, son caractère, sa vie privée et enfin ses idées. Il conclut: "Rousseau est indubitablement un génie, c'est-à-dire une force. Une force se mesure à l'étendue, au nombre et à l'intensité de ses effets. La meilleure manière d'apprécier Jean-Jacques sera donc de décrire son influence". En quatre pages Amiel montre l'influence considérable que Rousseau a exercée sur les penseurs du XVIIIe et du XIXe, particulièrement sur les penseurs allemands. Cette petite étude ne pouvait lui valoir la renommée, tout au plus l'estime de quelques-uns de ses collègues, moins hostiles à Jean-Jacques qu'une bonne partie de la population.
Quant aux pages sur Madame de Staël, elles forment un aperçu rapide du caractère et du rôle de la femme qualifiée par Amiel de "la plus célèbre des deux derniers siècles ". Pour l'écrivain, Madame de Staël a exercé une triple puissance, sociale par son salon, politique par son influence sur les grands, littéraire par ses ouvrages. L'auteur de Corinne devait fasciner le rédacteur du Journal intime. Elle possédait toutes les qualités dont il était lui-même dépourvu: la vitalité ( une vitalité intense à la fois dévorante et radieuse, avide d'émotions et de sensations... ), l'enthousiasme, la chaleur débordante, l'art de la conversation, la présence d'esprit, la verve, enfin la passion. Sous un certain angle, on pourrait dire que Madame de Staël est l'opposé, l'envers, le négatif ou mieux encore le positif d'Amiel. 1
Nous ne saurions nous arrêter longtemps sur l'œuvre poétique d'Amiel, à laquelle il attachait une grande importance. Quatre recueils de vers sont en effet sortis de sa plume: Grains de mil en 1854, Il penseroso en 1858, La part du rêve en 1863 et Jour à Jour en 1880. Il s'agit, on s'en doute, bien plus de maximes morales, de formules sentencieuses et de réflexions philosophiques mises en vers que de poèmes jaillis d'une émotion spontanée. Laissons-les dormir sur les rayons des bibliothèques en compagnie des deux épopées publiées en 1875 et 1876, l'Escalade de 1602, ballade historique et Charles le Téméraire, romancero historique. Bien que les critiques aient été sévères pour ses poèmes, ce qui l'a beaucoup affecté, Amiel aime à les citer dans son Journal, il les fait lire à ses admiratrices et vibre dès qu'on lui en fait compliment.
A la suite des poésies de Grains de mil, Amie! a publié des pensées et réflexions morales qui, elles, ne manquent pas d'intérêt et qui sont extraites des mille premières pages du Journal. Nous nous bornerons à en citer une seule:
" Transformer une force en une autre force, transférer le centre de sa vie intérieure d'une région dans une autre région: par exemple, de l'imagination dans la mémoire, du souvenir dans la volonté, de la sensibilité dans la pensée, de l'âme dans l'esprit: c'est là un secret de l'hygiène psychologique et de la thérapeutique morale: ne l'oublie pas ".
En 1876, Amie! s'est efforcé de traduire des poèmes de divers auteurs, notamment d'auteurs allemands comme Chamisso, Gœthe, Heine, Hölderlin, Schiller, Uhland, Mœrike; mais aussi italiens, anglais, portugais, hongrois, etc., Leopardi, Byron, Camœns, Walter Scott, Petoefi, etc. L'écrivain a consacré beaucoup de temps à essayer de retrouver le rythme des poèmes, à respecter les mètres et les pieds et surtout à transposer en français des formes lyriques étrangères.
Pour être complet, il faudrait encore citer les pièces de circonstance qu'Amiel a été entraîné à écrire, notamment deux Hymnes à la patrie commandés par la menace d'une guerre entre la Suisse et la Prusse à propos des affaires de Neuchâtel. La Prusse ayant exigé l'élargissement sans condition des prisonniers royalistes de la révolution avortée des 3-4 septembre 1856, le gouvernement suisse refusa et ordonna la mobilisation d'une importante partie de l'armée. Fin décembre 1856, on s'attendait à la guerre, des corps d'armée prussiens semblaient marcher sur le Rhin, tandis que le général Dufour recevait le commandement de l'armée helvétique. Début janvier la moitié des troupes genevoises, vaudoises, neuchâteloises furent mobilisées à leur tour. Dans cette atmosphère de guerre, Amiel se demanda ce qu'il devait faire. "Tout s'ébranle, s'émeut, s'enthousiasme. Et moi je rêve encore!" écrit-il le 2 janvier 1857. Que faire? Réponse: "Entrer dans la vie publique et dans l'émotion générale. - Devenir réel en touchant à la réalité, par le dévouement patriotique d'abord; puis par le mariage, s'il y a lieu ensuite..." Le 8 janvier, le Journal de Genève et divers autres journaux publiaient une traduction de l'hymne helvétique Rufst du mein Vaterland signée: "H-Fréd. Amiel". Quelques jours plus tard, l'imprimeur Eishardt, sis "à côté de l'église anglaise" fit paraître un chant militaire suisse, dont les paroles et la musique avaient été composées par Amiel :

"Roulez, tambours! Pour couvrir la frontière,
"Aux bords du Rhin, guidez-nous au combat!
"Battez gaiement une marche guerrière!
"Dans nos cantons chaque enfant naît soldat!

Par ses paroles entraînantes et par son air martial, ce poème répété de bouche en bouche allait devenir l'un des chants patriotiques les plus goûtés de la population suisse. Aujourd'hui encore, il est chanté lors des fêtes nationales et des cérémonies militaires. Amiel n'avait pas tort de noter dans son Journal que chez lui l'écriture tient lieu d'action. Alors que le peuple entier est appelé aux armes, le philosophe se met à sa table de travail et compose sept couplets. Et s'il n'écrit pas l'œuvre philosophique que ses amis attendent de lui, c'est que dans le secret de sa chambre, chaque jour et bientôt matin et soir, Amiel confie à son Journal intime ses pensées sur la vie et sur le monde, sur l'art et la nature et surtout sur ce curieux phénomène qu'est l'être humain.


1 ) L'article sur Madame de Staël a paru dans le tome II de la Galerie suisse. recueil dirigé par Eugène Secrétan et publié à Lausanne chez G. Bridel entre 1873 et 1880.


IV -

La femme objet de désir et d'effroi

L'amour contient en soi le principe de sa dissolution.

Journal intime

^



"Un livre, un fils et un beau cours improvisé ç'aurait été mes seuls désirs". A défaut de succès littéraires, à défaut de réussite universitaire, Amiel a-t-il eu au moins quelques compensations dans l'ordre du cœur et des sentiments? Au contraire, le mariage a été tout au long de sa vie une tentation et une angoisse perpétuelles, au point qu'il a ouvert en marge du Journal intime une sorte de registre de ses délibérations matrimoniales. Au fur et à mesure que le lecteur déchiffrera son journal, il verra apparaître très discrètement des figures de jeunes filles ou de jeunes femmes, désignées uniquement par des initiales ou par des pseudonymes, Fedora, Philine, Rosalba, Perline, Uranie, Deliciosa, etc, pour finir par Seriosa. Amiel les aperçoit au sermon ou au concert, il les examine à la lorgnette, les décrit en quelques traits d'une plume acérée, puis se pose longuement la question de savoir si elles pourraient lui convenir, il pèse le pour et le contre, examine leur aspect, leur taille, leurs manières, leurs goûts, leur instruction, et bientôt leur position sociale et leurs ressources. Se décide-t-il à leur parler, à leur avouer son inclination? C'est douteux. Ses aveux il les réserve à son Journal intime. Au contraire, plus d'une fois il se félicite d'avoir résisté à toute sentimentalité, au cours de promenades au clair de lune. Amiel exerce une incontestable attirance sur les jeunes intellectuelles, particulièrement les institutrices, mais dès que l'une d'entre elles est prête à s'abandonner, il la morigène doucement, lui fait la leçon et la laisse dans la plus grande perplexité. Une seule fois il ira jusqu'à l'aveu pour s'en repentir aussitôt et il confiera à son journal qu'il a commis une immense bévue. La jeune fille élue, qui avait toutes les qualités quelques jours auparavant, n'est plus qu'une sotte, avec laquelle toute conversation est impossible. Mais rompre est aussi difficile que conquérir, de sorte qu'il lui faudra attendre six mois pour être finalement repoussé par l'élue.
A trente ans, Amiel analyse la fonction du mariage et définit le rôle de l'épouse. Ce " tableau" une fois établi, il s'y référera toute sa vie.1  Selon lui, la femme doit être à la fois une amie, qui inspire la confiance, le respect et la tendresse, une compagne qui doit compléter l'homme, le comprendre dans sa nature particulière, le fortifier en fixant son cœur et en lui donnant l'impulsion, enfin une aide dans les diverses activités nécessaires, ce qui permet à Amiel de multiplier les divisions et subdivisions. En effet les activités nécessaires peuvent être naturelles, sociales, matérielles, morales, religieuses, à quoi correspondent pour la femme les qualités de mère de famille, de maîtresse de maison et de salon, de ménagère, de confidente et enfin d'ange gardien. L'épouse doit encore seconder son conjoint dans les diverses circonstances possibles de fortune (pouvoir supporter la bonne et la mauvaise), d'entourage (qu'elle puisse s'expatrier), de santé (maladie, infirmités, déclin). Mais comment choisir? L'homme consultera tout à la fois sa conscience, son inclination et sa raison. Sa conscience? :" se dépouiller de vanité, de cupidité, de frivolité" , ou si l'on veut, "aller droit à l'âme et la demander belle ". Son inclination?: "L'épouse est celle qui rend plus heureux, en fixant le désir, en donnant l'étincelle", ce qui suppose la sympathie, l'admiration réciproque, l'attrait intérieur et extérieur. L'homme enfin consultera sa raison, car l'épouse doit rendre l'homme plus libre, d'où la nécessité d'examiner la candidate au point de vue de la santé, de l'âge, du caractère, des habitudes de dépense, d'ordre, d'élégance, de la famille et enfin de la fortune. Un minimum est nécessaire. Il faut savoir conserver son rang et son indépendance!
On remarquera qu'à aucun moment Amiel ne se pose la question de savoir ce que l'homme apporte à la femme, ce qu'il lui doit en compensation de l'attachement, du dévouement, de l'admiration qu'elle est appelée à lui témoigner.
A partir de 1852 et pendant quinze ans, Amiel dressa des listes d'épouses éventuelles, il traça leurs initiales et nota leurs qualités et leurs défauts, comme un comptable qui pèse et soupèse une marchandise, on aimerait dire un objet d'art. Les listes s'étendent sur de nombreux feuillets du cahier qu'Amiel consacre à ses "Délibérations matrimoniales ". En 1852, elles sont une cinquantaine à subir l'épreuve de la perspicacité amiéline, en 1857 on en compte quatre-vingts, plus tard Amiel se bornera à les comparer par couples, Esther et Anna, Perline et Libellule, Rosalba et Philine, pour conclure naturellement que ni l'une ni l'autre ne peuvent lui convenir ou pour ne point conclure du tout, car Amiel ne décide pas, ne peut pas décider, sinon il ne serait plus Amiel. 2
Le 21 mars 1854, Amiel procéda à un nouvel examen: "Puis-je me marier? J'ai 32 1/2 ans, une position honorable, 5000 francs de revenus, une figure présentable; je ne trouve aucune incapacité venant de moi, aucun obstacle venant des choses... Le désiré-je?" A quoi il répond honnêtement "quelques fois seulement ", quand il sent son cœur vide et inoccupé, ce qui est rare. En réalité, il se défie de lui-même et de sa destinée. "Je crains de toucher à l'idéal et j'ai la terreur des imprudences ". Amiel a surtout peur de se tromper, de devenir esclave d'autrui, de souffrir par sa faute. D'autre part, la multitude des possibles tourbillonne devant lui et, de crainte de commettre une erreur, il préfère renoncer. " Le mariage, écrit-il, est un acte de foi, de foi dans un autre, de foi en soi, de foi en Dieu. De là mon hésitation, mon inquiétude, ma timidité. La foi est une audace et l'audace une foi. Je suis donc circonspect et faible".
A quarante ans, Amiel reprit ses délibérations matrimoniales. C'est l'époque de Philine, cette jeune veuve, avec qui il était entré en relations grâce aux petites annonces. A l'inverse de Madame Hanska, Philine était libre, elle n'avait plus de mari, Amiel aurait pu l'épouser. Il hésita pendant douze ans, craignant les objections de sa famille et les ricanements de ses amis, imaginant qu'il serait obligé de démissionner de l'Académie, parce qu'il croyait Philine divorcée et qu'elle avait tenu pendant quelques années les comptes d'une maison de commerce. Or Philine aimait Amiel, on peut même dire qu'elle l'a adoré, puisqu'elle s'est donnée à lui une unique fois en octobre 1860, ce qui a suggéré à l'égotiste ces lignes désabusées du Journal intime: "J'ai eu pour la première fois une bonne fortune, et franchement à côté de ce que l'imagination se figure ou se promet, c'est peu de chose".3
Amiel a beau dire, comme Saint-Preux: "la volupté est aux trois-quarts ou plus dans le désir, c'est-à-dire dans l'imagination", il sera pendant plus d'un an tourmenté par la chair et notera complaisamment dans son Journal ses nuits torturantes et ses rêves érotiques, au cours desquels son succube prend régulièrement la forme de Philine. S'il parvient à résister aux pièges de Vénus, il s'adonne en revanche aux pratiques d'Onan, ce qui le laisse moralement et, pense-t-il, physiquement atteint. Quoiqu'il en soit, Philine lui manifesta une affection, un dévouement, une tendresse telles qu'elle allait mériter l'honneur suprême: elle fut pendant quelques années digne de recevoir en dépôt les cahiers du Journal intime.
Le mariage prend donc une place importante dans les préoccupations d'Amiel. Sur ce sujet, l'auteur témoigne d'une lucidité remarquable et ne manque pas une occasion d'analyser ses sentiments. Nous lisons à la date du 9 avril 1862, dans le cahier de "Délibérations matrimoniales" : "Toujours le même. Des velléités fugitives au lieu de résolutions fermes; des commencements de projet qui restent à peine ébauchés dans un coin. Je me retrouve, comme il y a un an, comme il y a dix ans, vacant, disponible, inquiet et indolent". Amiel se demande alors s'il ne ferait pas mieux d'épouser une étrangère. Il en pèse les avantages:

" me laisse libre socialement
n'a pas les préjugés routiniers du pays
m'émancipe de sa famille
s'appuie davantage sur moi."

Inconvénients:

"peut se trouver dépaysée dans notre milieu
nul secours littéraire
intimité imparfaite"

pour conclure: "en somme plus d'inconvénients que d'avantages".
En 1862, Amiel sembla vouloir consacrer ses vacances à choisir une épouse. Août serait utilisé à la trouvaille, septembre au voyage, octobre aux aménagements, et le voilà dressant une liste de quarante-cinq jeunes filles à marier. Chacune est répertoriée avec ses qualités et ses défauts:

a) spirituelle, un peu moqueuse, ... mais triste,
b) élégante, artistique, mais désir de briller,
c) jolie, sémillante, un peu enfant gâtée,
d) jolie, svelte, orpheline, ... mais beaucoup  d'inconnu,
e) assez piquante, décidée, gentille, mais un peu jeunette, à la ligne f) vue courte, famille trop colorée en piétisme...
g) la conscience joyeuse, petite perle, mais pas de dot...
h) bon cœur, indolente, santé frêle ... [mais] père trop riche,
i)  très estimable, excellent milieu, [mais] nez d'aigle,
j) forte pianiste, mais un peu de sécheresse,
k) riche, mais terriblement osseuse et barbue,
1) l et pas un petite taille, beau regard, main douce et mignonne...
mais mauvaises dents,
etc. etc.
Quelques jours plus tard, Amiel effrayé à l'idée d'avoir fait un pas en avant dans ses délibérations matrimoniales, en ne biffant pas toutes les candidates, s'interroge enfin sur ce que la femme attend de l'homme. " La femme veut être aimée, dirigée, protégée par son époux, elle désire être fière de lui, pouvoir le respecter et le chérir, elle désire aussi se sentir nécessaire, indispensable au bonheur, au bien être, à l'existence... ,,4. Par conséquent le prétendant doit être fort et tendre, fort contre le monde, tendre pour elle. Et de conclure que n'étant ni fort ni tendre, il ne peut songer à se marier.

Le 18 novembre 1863 Amiel note dans ses Délibérations matrimoniales: "J'ai 42 ans, je suis sur l'extrême limite des mariages tardifs, mes tempes commencent sensiblement à s'argenter et ma chevelure à s'éclaircir". Le dilemme subsiste: mariage ou célibat. Ce jour-là Amiel dresse les raisons pour et contre le célibat, pour et contre le mariage:

Célibat

Raisons pour
1. c'est le connu
2. l'indépendance
3. la possibilité du développement intellectuel
4. l'insouciance pour l'avenir et pour la mort
5. le voyage à volonté
6. l'aisance relative
7. les soucis, ennuis, tracas de l'époux, du maître de maison, du père de famille, retranchés
8. possibilité de rendre service aux amis. lier

Raisons contre
1. l'isolement croissant
2. l'égoïsme presque inévitable
3. la mélancolie redoutable
4. le mauvais exemple
5. la mésestime secrète du prochain
6. le déclin douloureux, la vieillesse désolée
7. les meilleurs instincts méconnus et rendus inutiles
8. impossibilité de rendre autant qu'on a reçu.

Mariage

Contre
1. Ta santé, si la femme est jeune.
2. Ton dégoût, si elle ne l'est pas.
3. Ton âge peut  t’empêcher d'être aimé.
4. Ta liberté perdue, ta carrière compromise, ton avenir livré en cas de mauvaise chance et quelle garantie contre cette chance ?
5. Offrir prise à la critique et à la malignité d'un monde hostile. S'engrener dans les rouages de tous les désagréments de la vie.

Pour
1. Rendre heureux quelqu'un.
2. Montré une fois de la confiance dans la Providence.
3. Avoir essayé de la vie humaine complète.
4. S'être créé un stimulant, un mobile, un intérêt vif dans le monde.
5. Avoir payé sa dette à son espèce, à la société et à Dieu, en employant ses dons.
6. Avoir un foyer, un chez soi, un centre.

Avec les femmes, comme avec les livres, Amiel use de la méthode dilatoire, il repousse toute décision, multiplie les obstacles, imagine les défauts: mauvais sang, mauvaise haleine, égoïsme, orgueil, caractère querelleur, insensibilité, mauvais langage, habitudes vulgaires, trop de laideur ou au contraire de gravité, une fortune trop médiocre ou au contraire trop importante. A une ou deux reprises, cependant, il s'aventura davantage. En 1863, il se décida à passer trois semaines à Berlin pour connaître Fedora, c'est-à-dire Lina G. qu'il appelle la blonde polyglotte. L'instinct de domination, le goût du commandement et le besoin de succès de la jeune femme le retinrent. Deux ans après, Amiel envisagea plus sérieusement encore de se marier et il dressa la liste des dépenses de la corbeille de noces (châle 200  frs, dentelles 100, velours pour manteau 100, robe de taffetas 100, bracelet ou plutôt camée-broche 100, etc.), les frais de l'entrée en ménage (1 pièce de Bordeaux 150 frs, 1 pièce de Beaujolais 150, pouvant être réduite à une demi-pièce ou même pouvant être ajournée, bois de chambre 100, charbon 15, copeaux 20,1 batterie de cuisine 300, provisions de ménage 150, etc.), enfin les charges d'une première année de vie à deux, avec une différence sensible pour les toilettes de Madame (200) et pour celles de Monsieur (500)! Cet examen lui permit de conclure que la dépense dépassait ses ressources et qu'il ne pouvait se marier avec une femme sans dot. Néanmoins dix-huit mois plus tard, il tenta pour la première fois de sa vie une démarche auprès des parents d'une jeune fille qu'il rencontrait depuis quelque temps. L'allégresse ne dura que trois jours. Très vite Amiel découvrit que Perline avait un caractère charmant, mais des facultés très médiocres. Impossible avec elle d'avoir une conversation métaphysique! Perline répondait par monosyllabes. Un mois après l'aveu, Amiel nota: "J'assiste à l'amputation de mes ailes et [ séparer ] à l'avortement de mes espérances. Le brouillard de l'ennui couvre l'avenir ". Il ne rompra pas, bien sûr, il laissera les événements décider pour lui. En réalité, Amiel ne pouvait pas plus se marier qu'il ne pouvait écrire un livre, car ce qu'il cherchait ce n'était pas telle ou telle femme, mais la Femme tout court, la femme idéale. Son éducation puritaine lui avait représenté l'amour comme le fruit défendu, l'acte charnel comme une épreuve à la fois redoutable et sublime. Dans sa jeunesse, il avait idéalisé la femme "joyau inaccessible et inviolable ", qu'une grande timidité l'empêchait d'approcher. Bientôt il renonce à trouver celle qu'il pourrait combler et rendre heureuse, il recherche la femme-disciple, la femme-élève, qui l'aurait admiré, l'aurait écouté, l'aurait entendu lire son Journal page après page.
A cinquante ans, songeant toujours au mariage, Amiel rejeta une candidate sérieuse, non parce qu'elle manquait de grâce, mais parce qu'elle n'avait pas l'habitude de s'interroger et de s'examiner quotidiennement et surtout parce qu'"il est douteux qu'elle écrive un journal intime" !!
Amiel imagine que les femmes qu'il a rencontrées dans sa vie forment une série de cercles autour de lui, le cercle le plus intime comprend les femmes qui ont été en relation de sympathie avec lui: Beatrix, Egérie, Sibylle, Mionette, Eriphile, Hygie, etc., "étoiles de diverses grandeurs dans le ciel de l'affinité tendre". Il reconnaît, dans un passage particulièrement sincère de son Journal, qu'Egérie et Mionette ont été les plus dévouées, mais que Beatrix - c'est-à-dire Philine- est celle qui l'a remué le plus profondément. Pour égarer les velléités du lecteur trop curieux, Amiel change les pseudonymes de ses amies et s'amuse même à donner des surnoms identiques à plusieurs femmes différentes. Un second cercle groupe les relations affectueuses ou aimables, cercle plus vaste et plus peuplé, dans lequel s'échelonnent à des distances variables une grande partie des femmes qu'il connaît. Avec les femmes du second cercle, de peur d'être engagé, Amiel ne fait ni geste, ni signe, tandis qu'avec celles du premier cercle, il entretient une correspondance.5 En réalité Amiel n'a jamais recherché sérieusement une compagne, la glace qu'il manie est à double tain et le miroir qu'il contemple doit lui renvoyer sa propre image. Et pourtant, toute sa vie, Amiel s'est senti triste et solitaire. Il aspire à combler son cœur vide et souffre de tentations voluptueuses.
Alors qu'il approche de la cinquantaine, Amiel note dans son [séparer]Journal intime: " Le printemps m'a mordu cet après-midi et fait relire les poètes amoureux; il y avait de la volupté dans l'air. Ovide, Joubert, Bernard, de Bernis et d'autres galantins de la muse latine ou française m'ont caressé la fantaisie et affriolé la gaillardise. Ces bouffées érotiques sont quelque chose de très curieux; l'on sent très bien qu'elles sont une effervescence superficielle et une illusion des sens. On le sent dès qu'elles ont passé, mais non tandis qu'elles passent ".6


1 ) Cf. notamment le Journal intime des 14 mai et 18 juin 1861, 5 octobre 1869 et 25 janvier 1875. ajouter un point

2 ) On trouvera des listes de candidates ainsi que d'importants extraits des réflexions d'Amie! sur les femmes dans  les Délibérations sur les femmes, présentées par Léon Bopp, Pa ris, Stock, 1954.

3 ) 6 octobre 1860. Sur cette idylle, cf. Philine,[[espace]fragments inédits du Journal intime. Publié par Bernard Bouvier, Paris, Schiffrin, 1927

4) Délibérations matrimoniales, 12 août 1862..

5 A ce sujet, cf. les pages éclairantes de Georges Poulet dans Les Métamorphoses du cercle,  Paris, 1961, pp. 305-370.

6 ) 24 mai 1869. Cf. également 12 mai 1875: " En rangeant d'anciens tiroirs, retrouvé une  poésie polissonne qui m'a fait mal... sauvagerie, tristesse, humiliation."


V -

Genève ville mal aimée

J'ai bien de la peine à aimer Genève comme on a de la peine à aimer sa croix.

Journal intime

^


En 1848, on l'a vu, Amiel a hésité à revenir dans sa ville natale, car il avait trouvé en Allemagne un milieu intellectuel qui lui convenait. Le sérieux, l'application, la réflexion patiente et profonde caractérisaient les universitaires allemands. Lorsque le moment arriva de choisir une carrière et de postuler une des chaires devenues vacantes à Genève, Amiel se forge des raisons d'espérer. N'est-il pas capable de mettre la pensée genevoise en relation avec la pensée allemande, ne va-t-il pas "réveiller l'originalité suisse-romande, travailler à un centre de vie intellectuelle, ayant pour base la Suisse française et la Savoie" ? Dans une longue délibération, le 15 novembre 1848, il songe à de très hauts desseins:  " métamorphoser notre protestantisme qui n'est plus en accord avec notre vie et notre science ", " donner une base à notre théologie, aux sciences naturelles, à la critique littéraire, à la production littéraire". Se rendant compte après coup qu'il vise trop haut et trop large, il s'adresse in fine cette recommandation: " N'entame pas tous les arbres de la forêt à la fois!".
Une fois de retour, Amiel déchante. Il juge Genève une ville antipoétique, où le calvinisme a étriqué la pensée et rendu le naturel "austère, rigide et sec". Il lui reproche surtout son caractère sarcastique et avenaire, expression qui revient plusieurs fois sous sa plume. Avenaire signifiait dans le langage genevois, grincheux, railleur, médisant, dénigreur même. Cet aspect peu avenant, Amiel l’étend parfois à la nature. Le 10 mai 1861 il note dans son Journal : "le paysage a de la sécheresse... La nature aujourd'hui ressemble à une belle personne dont les traits manquent de poésie ou de bonté, et dont l'œil est glacé. Sa beauté laisse indifférent". Et d'incriminer à la fois Calvin, la bise et la poussière.
En réalité, Amiel ne se sent heureux qu'en voyage, dans les préalpes vaudoises, à Clarens, à Bex, à Villars, ou encore aux bains d'Ems ou à Heidelberg, c'est-à-dire, lorsqu'il est éloigné de son milieu, de ses préoccupations psychologiques, des piqûres d'amour-propre et des blessures faites à son orgueil.
En fait, la position d'Amiel à Genève était en porte-à-faux. Il a été nommé à l'Académie par un gouvernement radical, alors que ses préférences allaient aux milieux conservateurs, encore qu'il n'eût jamais choisi entre les uns et les autres, parce que Amiel ne peut pas, ne doit pas choisir. Sa nomination va le séparer, pendant un certain temps, de ses anciens maîtres, de ses camarades d'études, de ses amis de jeunesse. Il faut lire les réflexions qu'il confie à son Journal intime, lorsqu'il croise dans la rue M. de Candolle ou M. de Saussure qui ne le saluent plus; d'où il conclut qu'il est désormais rejeté par les familles aristocratiques.
Amiel ne peut admettre de vivre à une époque où les querelles politiques enveniment l'atmosphère, où des luttes ténébreuses et féroces mettent aux prises deux clans, deux classes, deux castes: les conservateurs et les radicaux, les conservateurs s'appuyant sur les milieux protestants et aristocratiques et les radicaux curieusement alliés aux catholiques. En réalité, Amiel n'aime ni les uns, ni les autres. Il trouve l'aristocratie tyrannique, hypocrite, n'ayant rien abandonné de ses privilèges et n'ouvrant ses rangs ni au mérite, ni au talent, ni à la vertu et il estime que le radicalisme est vulgaire, ignorant, mal élevé et toujours prêt à tomber dans le despotisme.
Amiel juge Genève une " ville désagréable", un " trou", une " misérable cité ", où la poésie et la philosophie n'ont pas de place. Il affirme qu'il faut un cœur sec pour y vivre, être un porc-épic pour ne pas souffrir, se refouler, se comprimer dans sa coquille pour échapper à la moquerie, à la malveillance, au sarcasme, en un mot "se pétrifier pour souffrir moins d'être homme" (7 mai 1854). Ne répète-t-il pas à tout propos: "Ubi male, ibi patria" ? Ce qu'il craint surtout dans le caractère genevois, c'est la morgue, l'ironie, la raillerie. Le 28 avril 1857, il écrit: "j'ai bien de la peine à aimer Genève, comme on a de la peine à aimer sa croix. Tout, climat, caractère national, état politique, religion et science, habitudes, préjugés, etc., tout m'y contrarie ou m'y blesse; je m'y sens diminué, amoindri, contracté". Douze ans plus tard, Amiel s'en veut toujours d'avoir cédé à la tentation de revenir à Genève. Il estime avoir fait un marché de dupe, en acceptant (ce sont ses termes) "de vendre son zèle, sa force, son temps, sa vie, pour une somme annuelle", ce qui " l'a empêché de vivre, c'est-à-dire de remplir le programme d'une vie d'homme ".1
Et cependant Amiel est sensible au paysage genevois, il décrit la ville sous la neige, la résurrection du printemps, l'été doré et les vendanges empourprées. Nous ne donnerons qu'un exemple tiré du  Journal du 3 novembre 1850:
"J'ai contemplé et savouré ces nuances si riches du feuillage, cette transparence vaporeuse de l'air, cette grâce des lignes, ces jeux si variés de la lumière sur le miroir mollement ondulé des eaux; les barques aux voiles latines, gonflées par une faible brise du Nord, la série des villas échelonnées comme une frange de broderies sur la courbe profonde et bleue du lac, les promeneurs sur la rive, et les batelets à deux et à quatre rames qui nous croisaient ou nous devançaient; cet incomparable Mont-Blanc à toutes les heures de la journée..."
Amiel souffre surtout de n'être pas reconnu à Genève comme écrivain et poète. Les recueils de vers qu'il a publiés n'ont pas suscité d'enthousiasme, sinon dans le cœur de quelques-unes de ses égéries, et l'ouvrage capital qui devait consacrer son talent n'est jamais sorti de sa plume. Visitant un jour la salle des portraits de la Bibliothèque publique, sorte de Panthéon genevois, il se demande si sa propre image y sera jamais exposée. Elle l'est aujourd'hui mais Amiel ne pouvait en deviner la raison. Ce n'est ni pour son œuvre poétique, ni pour son œuvre dramatique qu'Amiel a acquis la célébrité, mais pour son Journal intime dont il n'a pressenti que tardivement la valeur.
En réalité l'égotiste aspirait confusément à être consacré par le grand public. Mais le courant ne passait pas. Et pourtant à plusieurs reprises, il lui a été donné de s'affirmer, notamment lors du troisième centenaire de l'Académie en 1859, puis lors du premier centenaire de la mort de Jean-Jacques Rousseau en 1878, où il fut invité à prononcer chaque fois une des grandes conférences à l'Aula de l'Université. La première fut un succès, la seconde, un échec complet. Amiel manquait de voix et le lendemain le Journal de Genève se bornait à commenter: " M. Amiel analyse, dans un langage académique, la pensée de Rousseau". Sur quoi, l'écrivain note dans son journal: "Trois mois de travail aboutissent à cette récompense".2 Devant la réserve des critiques et le silence des amis, Amiel va jusqu'à imaginer que certains Genevois ont conspiré à le perdre dans l'esprit des lecteurs. Il en veut particulièrement à celui qu'il appelle son ex-ami Marc Monnier, l'auteur de Genève et ses poètes, dont il redoute l'ironie et qu'il imagine en relations avec les milieux littéraires européens.
Autre cause d'amertume: le temps qu'il perd à se dévouer à divers groupements. En premier chef, la section de littérature de l'Institut national genevois, mais aussi la Société de chant du Conservatoire et la Société pour le progrès des Etudes, etc. L'Institut national genevois était une création du régime radical destinée à contrebalancer l'influence des vieilles sociétés savantes genevoises, et à promouvoir le goût des sciences et des arts dans les couches moins aisées de la population. Pendant vingt ans, en qualité de secrétaire, puis de vice-président, de trésorier et enfin de président, Amiel s'est efforcé d'animer les séances de la section de littérature. Il a même consacré un de ses carnets personnels,  Agenda et acta, à ses activités à l'Institut: élaboration des statuts, rapports annuels, convocations, correspondance, etc. Mais dans son  Journal intime il se plaint de l'apathie du président d'alors et surtout de l'hostilité tenace du secrétaire, enfin du manque d'assiduité des membres et de l'absence d'intérêt des séances.
Au moment de déposer pour la première fois sa charge de président, en novembre 1865, il dresse un bilan extrêmement sombre, mais singulièrement lucide: "Quand je pense aux sacrifices de toute espèce que j'ai faits pour cette maudite section, sacrifices de temps, de tranquillité, d'amour-propre, d'amitié, pour ce que je croyais un devoir, cela m'irrite et m'afflige. Onze années de dévouement niais, d'espoir vain, d'activité perdue, d'efforts stériles, c'est presque amer... Je ne regrette pas ma bonne volonté, mais une portion de ma vie sottement gaspillée pour une chose qui ne le méritait guère, et pour des gens qui n'y avaient pas de titre et  ne m'en ont pas su gré. Reprends ta liberté et travaille maintenant pour toi...".
Et pourtant huit ans plus tard, en mars 1873, Amie! accepta une réélection à la présidence, car personne n'était disposé à se dévouer pour cette institution. En maugréant chaque mois, pendant sept ans, Amiel organisa des séances littéraires, il présenta des rapports, battit le rappel des membres, sans beaucoup de succès il est vrai. 3
Peu après son retour à Genève, en décembre 1848, Amiel s'est établi chez sa sœur, Fanny Guillermet, 126 (puis 2,) rue des Chanoines (actuellement rue Calvin), mais ses relations avec son beau-frère, le pasteur Franki Guillermet ne seront jamais cordiales. Amiel lui reconnaît un caractère sûr et un esprit bien organisé, mais il lui reproche "son air pédant, omniscient, son admiration pour lui-même, alors qu'il n'a pas de véritable culture" ou encore: "sa vanité, son irritabilité de parvenu de la culture".  Amiel ne trouve aucun point de contact, il ne peut avoir aucune intimité avec son beau-frère, qui est son antipode intellectuel. L'égotiste se plaint de son incuriosité. "Il ne lit presque rien, sait peu de choses, et n'a même pas l'idée des exigences de la vie scientifique" écrit-il. De ce beau-frère, Amie! nous a laissé de nombreux portraits ciselés d'une main corrosive. Ainsi le 29 mai 1869: "Temps lourd et sombre, molle pluie. - Impression vive et forte de l'animalité antérieure de l'homme: X mâchait, broyait et s'alimentait ce matin comme le plus pesant des ruminants domestiques. La ressemblance était criante. Il a du reste tous les traits de cet intéressant serviteur de l'homme: lenteur, solidité, grosse charpente, résistance, routine, épaisseur, force, persévérance. Ce qu'il y joint, c'est la rancune, la finesse paysanesque, l'esprit de minutie et le ricanement intérieur... "
De son côté, Guillermet reprochait à Amiel son caractère renfermé et taciturne, ses hésitations, ses atermoiements perpétuels. Il le trouvait trop rêveur, trop apathique, trop casanier et surtout il lui en voulait de sa fierté ombrageuse et de son amour-propre démesuré. Alors que, dans sa jeunesse, Amiel s'est souvent querellé avec sa sœur Laure, dont l'éducation le préoccupait, - elle s'éloignera de lui une fois mariée avec le Dr Jean-Baptiste Strœhlin - il gardera des liens affectueux avec sa sœur Fanny (Mme Guillermet), épouse soumise, occupée avant tout par l'éducation de ses enfants. Pendant plus de vingt ans, Amiel vivra chez les Guillermet, généralement au dernier étage de leur maison, d'abord rue des Chanoines, puis (de 1859 à 1864) Cour Saint-Pierre (ou 2, rue du Soleil-Levant) et de nouveau rue des Chanoines 2, où il occupera tout un logement, mais ne prendra plus qu'un seul repas en famille.
En novembre 1869, ayant souffert des bronches, Amiel décide de trouver un logement plus chaud et plus ensoleillé. Il fixe son choix sur un petit appartement, 16 rue des Belles-Filles.4 Le déménagement est une véritable croix pour le professeur. Ce ne sont pas moins de 41 caisses qui véhiculent ses effets dans les trois pièces mises à sa disposition. Sa bibliothèque compte 2500 volumes auxquels il faut ajouter d'innombrables gravures, cartes et photographies. Mais une nouvelle déception attend l'écrivain. L'appartement n'est pas achevé, on entend chanter et jouer les enfants d'une école, le vent souffle dans la cheminée, des chats miaulent la nuit.
Trois ans plus tard, Amiel décide de trouver mieux. Il laisse sa bibliothèque 16, rue des Belles-Filles et déménage 3, place de la Taconnerie, à côté de la cathédrale Saint-Pierre. En 1875, nouvelle étape: Amiel s'installe 9, rue Verdaine, chez Madame Thevenaz, où il se plaint non plus du froid mais du soleil! Car il ne sait où installer sa table de travail, qui est inondée de lumière.
Finalement en juillet 1877, il prend logis chez Madame Chappuis 13, rue Verdaine. Oh, ironie du sort, son ancien ami devenu sa bête noire, Marc Monnier, habite la même maison, mais Amie! est désormais malade et fatigué. Il n'en continue pas moins à espérer - car la vie est faite d'illusions - des succès littéraires et des amitiés féminines. Les Etrangères, contenant des poésies traduites de l'allemand, de l'anglais, etc. n'ayant guère eu d'échos, Amie! renonce à envoyer aux critiques son recueil de poésies,  Méandres, qu'il intitule au dernier moment Jour à Jour. Parmi ses lecteurs se distingue toutefois un de ses anciens étudiants, Charles Ritter, (pendant quelques années maître de latin au Collège de Morges), auteur d'un article fort élogieux dans la Gazette de Lausanne. Avec Edmond Scherer, Charles Ritter sera un des rares amis de la vieillesse d'Amiel.
Les dernières années d'Amiel sont marquées par les misères du corps, par la maladie et par la lente descente au tombeau. L'égotiste note scrupuleusement les signes de sa décrépitude. Le 12 juillet 1876 il écrit: "J'assiste à mon décerclement... Le découragement et l'indifférence accélèrent cette démolition... La mort nous réduit au point mathématique; la destruction qui la précède nous refoule par cercles concentriques de plus en plus étroits vers cet asile dernier et inexpugnable. Je savoure par anticipation ce zéro, dans lequel s'éteignent toutes les formes et tous les modes".
Et pourtant Amiel songe encore - et pour la dernière fois - au mariage. Depuis quelques années, il s'est lié d'amitié avec une institutrice fort laide, Fanny Mercier, modèle d'honnêteté, de droiture, de dévouement, de vertu, de conscience morale. Il la surnomme tour à tour Libellule, Cesca, Gudule, Lina, Seriosa, Fida. Le Journal intime de ces années-là est rempli de réflexions sur le caractère féminin, sur les servitudes de la vie à deux et sur la difficulté de conserver des liens d'amitié entre personnes des deux sexes. De plus une véritable rivalité se dessine entre Fanny Mercier et Berthe Vadier, chez qui Amiel est installé rue Verdaine, depuis que B. Vadier et sa mère ont repris la pension Chappuis. Fanny Mercier a plus de maturité morale, mais elle ne peut dépouiller l'institutrice et la calviniste; Berthe est orientée davantage vers l'art et la littérature. La première porte à Amiel un amour mystique qui le touche, mais elle est curieuse, jalouse, tâtillonne. La seconde, plus discrète, console et stimule, elle sert tout à la fois d'infirmière, de secrétaire, de lectrice. Amiel les découvre fréquemment en pleurs, mais il se refuse à les consoler, car il tient avant tout à conserver son indépendance et sa liberté. Chez Berthe Vadier, qu'il appelle sa filleule, il a trouvé un asile et des soins affectueux. Pour compenser cette intimité, il a ouvert son Journal intime à Fanny Mercier, il lui a confié par avance le dépôt de sa correspondance et de ses manuscrits. Rien n'y fait, l'institutrice ne peut se résoudre à devoir partager l'affection d'Amie!. Toutes deux continueront la lutte autour de la dépouille de l'écrivain. Fanny Mercier publiera en 1882-84 avec Edmond Scherer, les premiers Fragments d'un Journal intime 5 et en 1886, Berthe Vadier fera paraître la première étude biographique sur Henri-Frédéric Amiel, qui donne d'ailleurs une idée assez fausse de l'écrivain.
L'hiver 1880-81, Amiel le passa rue Verdaine à souffrir d'affreux étouffements et le 11 mai 1881, il rendit son dernier soupir, sans avoir pu tenir la plume pendant douze jours. L'écrivain fut enterré au cimetière de Clarens, comme il l'avait souhaité. Ainsi a-t-il quitté son enveloppe charnelle pour le point zéro, pour l'informe et le fluide, qu'il a si étonnamment décrit, pour le monde de l'esprit pur.
Désigné comme exécuteur testamentaire, Ch. Ritter renonça à cette charge et ce fut un ami de jeunesse, le professeur Joseph Hornung, qui ouvrit le Journal intime, débrouilla l'immense correspondance d'Amiel (20.000 lettres environ), classa les notes de cours et les manuscrits des œuvres laissées par l'écrivain.
Tandis que Joseph Hornung détachait les faveurs roses et bleues dont chaque liasse de papier était entourée, Fanny Mercier, devenue légataire du Journal intime, allait en extraire,  selon le vœu de l'auteur, 400 à 500 pages de réflexions esthétiques et philosophiques. Elle les adressa au critique littéraire du Temps , le sénateur Edmond Scherer, avec lequel Amiel avait conservé des liens d'amitié. Tout d'abord sceptique, Edmond Scherer fut frappé, en lisant ces pages, de la profondeur de vues et de la rigueur de la pensée de l'écrivain et il proposa à Fanny Mercier de publier un choix de pages extraites du Journal intime.
Ces fragments ne fournissent pas une idée exacte du Journal intime, parce qu'ils en font un document purement philosophique et moral. Il faudra attendre l'édition Bernard Bouvier, publiée en 1923 6 pour découvrir un portrait un peu plus véridique d'Amiel. Là encore, il s'agit d'un choix, mais d'un choix plus large et plus éclairé. Seule une publication intégrale permet de connaître la matière même du journal, sa forme et sa richesse. On y trouve aussi bien des résumés de conversations et de lectures que des morceaux de critique littéraire et de critique musicale.
On y découvre encore de remarquables évocations de la nature, que ce soit Genève éclairée par les rayons du soleil matinal, ou zébrée par les pluies diluviennes de l'automne, Clarens et ses coteaux vermeils, l'Allemagne, ses savants, ses universités, le Rhin aux eaux grises et miroitantes 7, la Provence avec ses chemins roux, ses saules aux frondaisons vert céladon, ses oliviers aux feuilles argentées, ses cyprès qui dressent leurs silhouettes dans un ciel d'azur. Amiel a décrit sa ville natale à toutes les saisons et à toutes les heures du jour et de la nuit. Il aime à évoquer la vibration du soleil sur les bourgeons printaniers, le frissonnement des roseaux et des feuilles sous la brise de l'automne, ou le crissement des pas du promeneur dans la neige de l'hiver. Médiocre versificateur, il est un merveilleux poète en prose.
Pour Amiel, la vie humaine est comme la nature et la nature est comme l'histoire de l'humanité. C'est une lutte entre l'ombre et la lumière, une dispute entre les nuages et le soleil. " Vivre, naître et mourir est une seule et même chose ", dit-il dans ses moments de désespoir, mais il sait bien que les principaux moments de l'existence se succèdent comme les saisons, que la vie connaît une série de métamorphoses, qui nous conduisent de l'enfance insouciante à la maturité puis à la sagesse du vieillard. Si le printemps est résurrection, pourquoi n'en serait-il pas de même de l'homme?
Dans ce journal de 16.840 pages, on trouve encore d'étonnantes descriptions de rêves à une époque où Freud était à peine né, d'innombrables portraits de contemporains et surtout une analyse quotidienne de la conscience intérieure, une étude de ce moi qu'Amiel va pousser au-delà de tout ce qui a été entrepris jusqu'alors.


1 ) 27 novembre 1869.
2 ) 2 juillet 1878.
3 ) Cf. Philippe M. Monnier, "Henri-Fredéric Amiel et l'Institut national genevois, dansMusées de Genève, nouvelle série, 119, octobre 1971, pp. 8-12.
4 ) Actuellement rue Etienne-Dumont.
5 ) Précédés d'une étude par Edmond Scherer, ces Fragments d’un Journal intime formant deux tomes ont paru à Genève et Paris, en 1882 et 1884. Ils ont connu treize réimpressions jusqu'en 1919.
6 ) Cette édition, comportant tout d'abord 3 tomes (Genève, Georg), a été rééditée, en 1927, chez Georg à Genève et Crès à Paris.
7 ) Cf. Grains de Mil, Genève, 1854, p. 185.

 


 

VI -

Sens et essence du Journal intime

Depuis longtemps je cherche plus à me connaître qu'à me gouverner.

Journal intime

^




La vie d'Amiel peut sembler mélancolique, pour ne pas dire dramatique. Qu'il s'agisse de carrière littéraire, d'enseignement, de mariage, de vie sociale, le bilan est presque entièrement négatif. Et cependant, la renommée d'Amiel ne cesse de grandir. Ernest Renan et Mathew Arnold, Léon Tolstoï, André Gide et Charles du Bos l'étudient ou le mentionnent dans leurs œuvres. D'importants ouvrages lui ont été consacrés. Aujourd'hui une édition intégrale de son Journal intime commence à paraître.
C'est à son journal, en effet, qu'Amiel a réservé toute sa vie, son temps, ses forces, car ce journal est devenu pour lui l'occupation quotidienne essentielle. Ce confident de chaque jour remplacera la femme qu'il n'a pas trouvée, ce témoin de ses actes lui tiendra lieu d'auditoire, ces .feuillets qu'il remplit matin et soir deviendront l'œuvre à laquelle il aspirait.
Dès l'âge de dix-huit ans, d'abord d'une manière fragmentaire et épisodique (1839-1842), puis de façon plus régulière, pendant son séjour à Berlin (1845-1847), enfin chaque jour à partir de l'automne 1847, Amiel écrit son Journal. Et pourquoi l'écrit-il? Pour conserver une trace des événements quotidiens? Pour mieux se connaître et se comprendre? Pour échapper à la vie active? Par goût de la contemplation et gourmandise intellectuelle? Un peu pour toutes ces raisons à la fois.
Ce journal est tout d'abord un aide-mémoire, dans lequel Amiel note tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend, tout ce qu'il dit, car il oublie les événements au fur et à mesure qu'il les vit. "Chaque jour, nous laissons une partie de nous-mêmes en chemin. Tout s'évanouit autour de nous, figures, parents, concitoyens, les générations s'écoulent en silence, tout tombe et s'en va, le monde nous échappe, les illusions se dissipent, nous assistons à la perte de toutes choses, et ce n'est pas assez, nous nous perdons nous-mêmes...  »1
Pour être utile, le journal doit non seulement recueillir les faits, mais encore les pensées et les sentiments qui agitent l'âme de l'écrivain. Ces pensées alternent constamment entre l'espoir et la désillusion, la lucidité et une profonde mélancolie. Aussi Amiel compare-t-il son journal à un baromètre ou à un thermomètre du sentiment, qui sert à constituer la météotologie de son âme. Mais encore faudrait-il se situer à un point de vue exact, s'éloigner des événements pour les juger de l'extérieur, se placer à la bonne distance, tirer une ligne entre le sujet et l'objet de son attention, ou mieux tracer un cercle autour de lui afin d'enfermer sa vie dans une sorte de sphère armillaire. Relisant son journal, Amiel ne s'y reconnaît pas. "C'est le croquis d'une série d'accidents et grimaces de mon individu. Il y manque la vue d’ensemble, la proportion, le centre, c'est-à-dire la physionomie proprement dite... ,,2
Quoi qu'il en soit, le journal est un miroir des pensées et des sentiments de l'écrivain, et sur ce thème du miroir, Amiel a écrit des pages remarquables, montrant combien il était conscient du problème que pose l'identification de l'objet avec le sujet pensant. "Le sujet s'étudiant lui-même se fait objet, lequel peut rendre objet le sujet à son tour, lequel peut prendre pour objet les deux à la fois et ainsi de suite... ,,3 ou encore: "Je suis une réflexion qui se réfléchit comme deux glaces en face l'une de l'autre" 4.
Le Journal intime et Amiel sont deux miroirs placés l'un devant l'autre, deux miroirs qui se réfléchissent puis réfléchissent leurs réflexions et les réflexions de leurs réflexions aussi loin que l'œil peut les suivre.
Aide-mémoire, baromètre, miroir, le Journal intime est encore un confident, et un consolateur toujours prêt à accueillir ses réflexions. A son journal, Amiel ose tout dire, ses doutes et ses hésitations, ses soucis et ses pleurs, ses faiblesses, ses tentations, ses pensées les plus singulières. "A lui seul, je puis conter ce qui m'afflige ou me pèse. Ce confident m'affranchit de beaucoup d'autres. Le danger, c'est qu'il évapore en paroles aussi bien mes résolutions que mes peines; il tend à me dispenser de vivre, à me remplacer la vie... ,,5
Amiel a fort bien vu que le Journal intime lui servait de prétexte à non agir et à non vouloir. Le journal tient lieu d'œuvre littéraire et de méditation philosophique, il est à la fois l'ami et l'épouse, l'auditoire privilégié et bienveillant de l'écrivain.
"Ce confident m'affranchit de beaucoup d'autres, écrit-il le 21 décembre 1860. Il est ma consolation, mon cordial, mon libérateur, mais peut-être aussi mon narcotique. Il détruit l'instinct sociable; il est (dirait Michelet) une jouissance solitaire et partant nuisible, malsaine, mauvaise" .
Arrêtons-nous un instant à l'aspect consolateur du journal. Amiel est un être profondément meurtri. Il a besoin de la présence d'autrui pour être réconforté. D'où le grand nombre de visites qu'il fait chaque jour à des amis ou à des parents, d'où l'incapacité où il s'est longtemps trouvé de passer une soirée en tête à tête avec lui-même. Le journal a donc un effet thérapeutique, il restaure l'intégrité de l'esprit et l'équilibre de la conscience. "II nous ramène du trouble à la clarté, de l'agitation au calme, de la dispersion à la possession de nous-mêmes, de l'accidentel au permanent et de la spécialisation à l'harmonie. Comme les passes magnétiques, il nous remet en équilibre ".6
Amiel a souffert d'être incompris dans sa famille et dans son pays, il a souffert de ne pouvoir se faire un nom dans les milieux littéraires, universitaires ou politiques, il a souffert de ses indécisions, de ses hésitations, de son impuissance à agir, de son manque de volonté.
Le Journal intime l'a délivré des tentations suicidaires. A cet égard il est un exutoire, où se déposent "toutes les âcretés engendrées par la vie". Mais c'est aussi un dispensateur d'agir, un prétexte à non agir: " Ce qui pour d'autres se condense en œuvres et en actes, ce qui devient ailleurs livre, famille, capital, gloire, vertu se distille ainsi en phrases vaines, en sentences creuses, en formules stériles ".7
Amiel est parfaitement conscient du fait que le journal remplace la vie, qu'il le dispense d'agir, qu'il est une ruse de l'égoïsme et une manière d'échapper au devoir. L'écrivain n'a pas craint de dire que son journal est un trompe-douleur, un dérivatif, une échappatoire pour esquiver la vie au lieu de la pratiquer. Aussi s'est-il posé la question: " Cette rêverie plume en main a l'air d'une recherche de toi-même, tandis qu'elle est une fuite de toi-même ".8
A plusieurs reprises, en relisant son Journal intime, Amiel s'est senti étranger à son expérience. "Le Journal intime me dépersonnalise tellement que je suis pour moi un autre et que j'ai à refaire la connaissance biographique et morale de cet autre" écrit-il le 19 avril 1876. Ses états antérieurs lui paraissent appartenir à un autre être. "Je ne les sens pas à moi, en moi". Et de conclure: "Je ne suis donc pas une volonté qui se continue, une activité qui s'accumule, une conscience qui s'enrichit: je suis une flexibilité qui devient plus flexible, une mue qui s'accélère, une négation de négation... "

Amiel a maintes fois répété qu'il avait une peine infinie à rassembler ses molécules, qu'il s'échappait continuellement de lui-même, en dépit de ses méditations quotidiennes et de son Journal intime. Il se sent inconsistant, vaporeux, illusoire. Il n'a ni pesanteur, ni solidité et va jusqu'à prétendre qu'il n'a plus d'identité ou plus exactement que son identité se situe entre le moi et le toi. L'impersonnalité lui a enlevé jusqu'au moi, il ne doit d'être qu'à ce qu'il appelle un « préjugé de l'existence" !
A d'autres moments, Amie! se sent si peu un qu'il est offert à toutes les métamorphoses: "Je me sens caméléon, caléidoscope, protée, muable et fabricable, de toutes les façons, fluide, virtuel, par conséquent semblable au fluxus perpetuus d'Héraclite ".9
En écrivant matin et soir son journal, Amiel essaye donc de se connaître et de se comprendre, mais à travers le moi-Amiel, c'est la nature humaine qu'il recherche. A force de rester libre, vacant, il s'est à tel point dépersonnalisé qu'il peut à son gré se sentir autre. C'est ainsi que s'expliquent les passages où il affirme qu'il n'est qu'un échantillon de l'espèce humaine, mais un échantillon hors du commun, devons-nous ajouter, puisqu'il est capable de revêtir toutes les formes, d'éprouver toutes les sensations et de servir d'exemple à l'analyse du moi. Deux textes illustreront notre remarque, textes importants, parce qu'ils témoignent d'une des intentions d’Amiel et qu'ils expliquent une des composantes de sa psychologie. Or comme la plupart de ceux que nous citons ces deux textes sont inédits, ce qui montre à quel point il est nécessaire de publier l'ensemble du Journal intime. Le premier texte est du 14 mai 1861 : " Je suis l'homme le moins caractérisé possible,... je ne suis emprisonné dans aucune nature individuelle, moins dans la mienne que dans toute autre. Sentir vivre en moi toutes les séries, toutes les catégories dans lesquelles s'éparpille l'humanité, c'est ma joie, et je reviens involontairement à cette habitude ".
Le second date du 5 avril 1869: "Le moi m'intéresse, non parce qu'il est mien, mais quoiqu'il soit mien. Je m'envisage comme boîte à phénomènes, et ce que je cherche à connaître par cette étude ou à ranimer par cette méditation, c'est l'homme en moi, la partie générale, l'être typique. J'analyse donc impersonnellement ma personnalité, objectivement ma subjectivité. "
Amiel est conscient du don d'intuition, de perception, d'analyse qu'il a reçu 10. Son ambition est de prendre conscience des modes de l'être humain. Entreprise hors du temps et de l'espace, ce qui lui permet de dire. qu'il est à lui-même "l'espace immobile dans lequel tournent mon soleil et mes étoiles".
Contemplateur, c'est ainsi qu'il s'est désigné plus d'une fois. Cela le dispense d'agir et de vouloir. Sa vie sera vouée à l'étude du moi humain, à la psychologie et non à la littérature ou à l'esthétique. Aussi bien, au fur et à mesure qu'il avance dans sa réflexion, l'écrivain est frappé par les répétitions, les redites. Sans doute les problèmes qui se posent à lui sont presque toujours les mêmes, mais cette rêverie tournoyante a que!que chose d'effrayant. "J'ai été stupéfait, comme toujours, écrit-il le 19 mai 1870, de la monotonie de ce colossal virelai, dont le refrain est la plainte, stérile retournement de l'âme sur elle-même, qui empêche le sommeil". Si les événements quotidiens se modifient, la vie intime elle, pivote. "Au fond, l'homme imite la planète, qui, en dépit des petits accidents variables de sa surface, tourne, tourne perpétuellement sur elle-même et recommence indéfiniment son circuit".
Amiel se compare à un ours hibernant qui, dans son long sommeil, "maigrit à lécher toujours ses pattes " ou encore à un écureuil en cage tournant perpétuellement autour de lui-même. La règle essentielle du journal, pense-t-il, c'est la sincérité. Alors que la vie doit être logique, le journal, lui, doit être vrai. Et la sincérité postule la répétition. D'abord les phénomènes et les réactions psychologiques aux phénomènes qu'ils entraînent se répètent, ensuite, pense Amiel, ces redites sont utiles, parce qu'elles permettent des contrôles, des vérifications. Il est vrai que l'écrivain abuse des répétitions. A force de chercher l'expression juste, il tourne et retourne la même idée en tous sens. De plus il a quelque peine à choisir entre plusieurs termes, entre divers qualificatifs et il finit par les aligner tous. Car le Journal intime est pour Amiel la seule écriture qu'il pratique "la bride sur le cou".
Alors qu'il a tant de peine à écrire un article, qu'il relit dix fois la même ligne, que chaque mot l'arrête "comme une épine dans la gorge", il trouve toute son aisance en écrivant son journal, sa plume caracole, selon son allure naturelle. On dirait qu’Amiel converse avec un autre lui-même. Aussi s'est-il posé la question de savoir si le journal n'est pas un dialogue et un dialogue avec Dieu. Ce monologue quotidien est une forme de la prière, écrit-il le 28 janvier 1872, un entretien de l'âme avec son principe". Si Dieu est la conscience morale, le Journal intime serait donc un dialogue avec le Créateur. Mais est-ce la conscience morale qui préoccupe Amie!? N'est-ce pas la conscience psychologique qu'il cherche à connaître et à mettre à nu? Et s'il y a dialogue, est-ce un dialogue avec Dieu ou avec soi-même? Tombé malade, en mars 1870, Amiel interrompt son journal pendant huit jours. Il faut l'entendre s'écrier au retour: "Enfin je te revois, mon cher journal. Tu m'as bien manqué. Une semaine d'interruption dans les rapports avec soi-même, c'est un désert dans les souvenirs. Pourtant ce n'est pas la vie intime qui a fait défaut, c'est seulement sa notation ".11
Cette forme d'écriture correspondait admirablement à la nature d’Amiel faite de renoncement, d'abstention, de non vouloir. A son journal, nous l'avons vu, l'égotiste peut avouer ses hésitations et ses scrupules, il lui confie ses plaintes, ses déceptions, il lui révèle ses désirs érotiques ou ses aspirations déçues, enfin il lui ouvre son cœur. Le Journal intime finit par être pour Amiel une manière d'étourdissement, une sorte d'opium, "la chose à laquelle je tiens le plus ", a-t-il écrit, "ma principale idole".12
Car Amiel est parfaitement lucide. Il sait bien que son Journal intime est sa seule manière de s'exprimer, mais il regrette de n'avoir pas écrit une œuvre, fondé une famille, conquis un auditoire. C'est pourquoi il lui arrive de faire le bilan de sa vie et ce bilan l'effraie. Qu'on nous permette de reproduire intégralement le compte qu'il dresse le 21 octobre 1867.
"8100 pages en 20 ans, c'est 400 pages par an, plus d'une par jour. Quelle immense paperasserie. M'aura-t-elle fait du bien ou du mal? Tous les deux; mais le bien l'emporte-t-il sur le mal? Croyons-le, car ce!a est possible, mais ce n'est pas évident. Est-ce que mille pages imprimées n'eussent pas mieux valu de toute manière que ces 8000 pages manuscrites? Il est vrai que ces griffonnages m'ont aidé à vivre. Mais ce soliloque de vingt ans m'a peut-être trop remplacé de choses meilleures. Sans lui, j'eusse été, pour ainsi dire, contraint au dialogue, j'aurais dû épouser une femme, un parti, une ambition, mettre mon intérêt et ma passion dans l'œuvre de mes mains, dans une cause quelconque; j'aurais dû m'emparer quelque peu du monde extérieur pour y verser mon âme et pour revoir que!que part en lui mon empreinte. Au lieu que trouvant ici un asile toujours ouvert, un auditeur toujours complaisant, j'ai pris l'habitude de me taire pour le prochain et de me suffire comme auditoire."
Dix ans plus tard, Amiel écrit fort joliment: "les plaintes éparses de la harpe éolienne m'ont presque ôté la capacité de composer une symphonie" et parlant de son Journal intime, il déclare: " Il n'est qu'une paresse occupée, et un fantôme d'activité intellectuelle. Sans être lui-même une œuvre, il empêche les autres œuvres, dont il a l'apparence de tenir lieu... ,,13
Quelques mois avant sa mort, Amiel se lamente encore à l'idée que son Journal ne constitue pas une œuvre achevée: "Qu'importent les 16300 pages de ce journal! Une nouvelle de Mérimée, un article de Sainte-Beuve, une lettre de Doudan [auteur tombé dans l'oubli], comptent davantage puisqu'ils sont écrits, publiés et d'un style achevé ".14
Amiel se trompait en pensant que son journal n'était pas une œuvre. A deux ou trois reprises il semble avoir pressenti non le succès qu'allait remporter la publication des fragments duJournal intime, mais l'intérêt qu'il pouvait présenter pour les psychologues. Dans des " Instructions" concernant ses papiers personnels écrites sept ans avant sa mort le 23 juillet 1874 il exprimait le vœu que l'on trouve le moyen de faire une publication posthume de ce qu'il pouvait avoir écrit d'utile et de bon. Deux ans plus tard il écrivait: " De mes 14.000 pages de Journal qu'on en sauve cinq cents c'est beaucoup, c'est peut-être assez... 15
A son retour de Hyères, Amiel relit son Journal ou tout au moins quelques pages comme il le fait de temps à autre. Il compte à ce moment près de 150 cahiers. " Quelle effroyable consommation de pensées vaines, de projets qui n'ont pas abouti! écrit-il. J'ai toujours rêvé la vie, et la contemplation m'a tenu lieu de l'action. [...] Tout étant presque également fâcheux, l'abstention était la conclusion naturelle que j'ai quasi toujours tirée. Le parfait ou rien, cette maxime m'a successivement fait renoncer à tout... 16
Ce qu'Amiel regrette, c'est justement ce dont nous nous félicitons. S'il avait fini par choisir et par agir, Amiel n'aurait pas été Amiel et qui sait s'il n'aurait pas agi finalement comme Hamlet ou Oreste! S'il avait écrit le livre qu'il souhaitait publier, il aurait abandonné son monologue intérieur, s'il s'était marié, il aurait cessé d'exprimer ses tentations et sa mélancolie, s'il avait acquis la renommée, il se serait détourné de la seule œuvre pour laquelle il était né et notre connaissance de l'homme en serait singulièrement appauvrie.

Bernard GAGNEBIN


1 ) Journal intime, 8 octobre 1840.
2 ) Journal intime, 18 mars 1862
3 ) Journal intime, 20 février 1849.
4 ) Journal intime, 19 avril 1876.
5 ) Journal intime, 21 décembre 1860.
6 ) Journal intime, 28 janvier 1872.
7 ) Journal intime, 13 juillet1860.
8 ) Journal intime, 3 juillet 1877.
9 ) Journal intime, 18 mars 1862.
10 ) Cf. le 7 novembre 1851 : "J'ai entrevu et possédé par l'intuition l'unité universelle, et depuis lors je suis comme brûlé et anéanti, toute activité particulière me paraît chétive >.
11 ) Journal intime, 15 mars 1870,
12 ) Journal intime, 21 décembre 1860.
13 ) Journal intime, 4 juillet 1877.
14 ) Journal intime, 9 août 1880.
15 ) Journal intime, 16 juillet 1876.
16 ) Journal intime, 23 mai 1875.