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BIOGRAPHIE DE 
                  HENRI FREDERIC AMIEL 
I - II - III - IV - V - VI
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                  AMIEL OU LA REVANCHE
                  DE L'ÉCRITURE SUR LA VIE 
(Préface du professeur Bernard Gagnebin à
                  l'Edition intégrale du Journal)
                  
                  
                  
                    
                  
                  
                  
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                   I -  
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                   La soif de
                  connaître 
                  
                  "Mon
                  privilège, c'est d'assister au drame de ma
                  vie."
                  
                  Journal
                  intime 
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                  Henri-Frédéric Amiel est né le
                  27 septembre 1821, rue du Rhône à
                  Genève, où son père dirigeait
                  un commerce florissant. Sa mère, Caroline
                  Brandt, d'Auvernier, canton de Neuchâtel,
                  était une femme douce et caressante, mais
                  minée par des chagrins domestiques, alors
                  que son père, Henri Amiel, avait un
                  caractère tout à la fois
                  impétueux, susceptible, tâtillon,
                  actif et économe. A quatre ans le petit
                  Henri-Frédéric fut mis à
                  l'Ecole
                  Lancastériennelenquasterien,
                  où il apprit à lire et à
                  écrire au sable, selon une méthode en
                  usage. A six ans, il entra au Collège, et
                  très vite il se fit remarquer par son
                  application à l'étude. Robinson
                  Crusoé, La fiancée de Lammermoor,
                  Ivanhoé et Le Robinson suisse furent
                  longtemps ses livres de chevet. 
                   
                  Deux événements allaient troubler
                  profondément la jeunesse d'Amiel. Alors
                  qu'il avait onze ans, sa mère mourut de
                  tuberculose. Moins de deux ans plus tard, son
                  père, désespéré par son
                  deuil, se jetait dans le Rhône, laissant
                  trois orphelins, Henri-Frédéric,
                  l'aîné, treize ans, Fanny neuf ans et
                  Laure cinq ans. Tous trois furent confiés
                  à un oncle paternel, Frédéric
                  Amiel, et élevés par leur tante
                  Fanchette, Madame Amiel-Joly, déjà
                  mère de cinq enfants (dont trois d'un
                  premier mariage). 
                   
                  Henri-Frédéric Amiel passa sept
                  années chez cet oncle, d'abord place du
                  Rhône, puis à la Monnaie, à
                  Montbrillant, en compagnie de ses surs et de
                  ses cousins, de sorte qu'il eut toujours un
                  sentiment assez vif des liens familiaux.
                  L'affection maternelle en revanche lui fit
                  terriblement défaut, ce qui explique la
                  plainte lancinante qu'on trouve dans son journal
                  touchant l'absence de tendresse et de sympathie. A
                  cette époque déjà, il se sent
                  différent de ses camarades, ses nerfs sont
                  vulnérables, ses bronches délicates,
                  sa vue un peu faible. II est dévoré
                  par la soif de connaître, il voudrait tout
                  lire et tout comprendre. En août 1837,
                  à seize ans, il est admis aux Etudes
                  préparatoires à l'Académie,
                  études générales de sciences
                  et de lettres conduisant à l'admission dans
                  les Facultés. Un an et demi plus tard, il
                  commence à tenir un journal de ses
                  pensées qu'il interrompt au bout de six
                  semaines, pour le reprendre épisodiquement
                  en mars, puis en automne 1840. Déjà
                  à cette époque, il écrit: " Je
                  sens ma vie s'écouler sans porter de
                  fruit..." Amiel se demande ce qu'il doit faire,
                  quelles études entreprendre. II songe
                  à approfondir la philosophie, mais une
                  philosophie qui engloberait toutes les sciences,
                  astronomie, mathématique, physiologie,
                  médecine, poésie, religion,
                  beaux-arts, histoire et psychologie. L'idéal
                  est vaste, on le voit.1 
                   
                  En octobre 1840 - il avait dix-neuf ans - le jeune
                  homme lisant Oberman fut frappé d'y
                  trouver des rapports étroits avec sa propre
                  expérience. Aussi referma-t-il ce livre, de
                  peur de subir la contagion de la mélancolie
                  qui habite Senancour. Parmi ses professeurs, Amiel
                  a compté un homme d'esprit, Rodolphe
                  Töpffer, l'auteur des Voyages en
                  zig-zag, professeur de rhétorique; un
                  philologue, André Cherbuliez, professeur de
                  littérature ancienne, et surtout un
                  linguiste, Adolphe Pictet, professeur
                  d'esthétique et de littérature
                  moderne. Auteur d'ouvrages sur les langues
                  celtiques, sur le sanscrit et sur les Origines
                  indo-européennes, Pictet avait acquis
                  une sorte de célébrité en
                  accompagnant Liszt et George Sand dans leur fameuse
                  course à Chamonix, qu'il a relatée
                  dans un " conte fantastique ". 
                   
                  La vie d'étudiant ne semble pas avoir
                  altéré le caractère soucieux
                  et mélancolique d'Amiel. Il fit partie de la
                  Société d'étudiants de
                  Zofingue, où l'on pratiquait l'amitié
                  et le culte de la patrie. II y noua des liens qui
                  durèrent toute sa vie, notamment avec le
                  philosophe Ernest Naville et avec le
                  théologien Charles Heim. Ce dernier devait
                  à son tour tenir un journal
                  intime (1841-1868) dont Amiel fut à sa
                  mort le dépositaire.2 
                   
                  Ayant subi les examens de maître ès
                  arts en 1841, Amiel se posa de nouvelles questions:
                  la vie de cabinet, le travail du cerveau
                  était pour lui à la fois une
                  tentation et un poison. Il sentait bien qu'il
                  devait joindre l'action à la
                  méditation et la société
                  à la solitude, pour être utile
                  à soi et aux autres. Dans deux belles
                  lettres à sa tante Amiel-Joly, 
                  il fait part de ses préoccupations. " Le but
                  doit être l'éducation de notre
                  âme, la vie intérieure, ou vie par
                  excellence. Notre âme est un
                  dépôt solennel, c'est la seule chose
                  éternelle, au milieu de tous ces êtres
                  qui nous entourent, ces montagnes, ce globe, ces
                  soleils... " Et de remarquer qu'il se doit de "
                  centraliser son activité ". Mais tout le
                  tente: l'amélioration morale, la culture
                  intérieure, le travail intellectuel,
                  l'acquisition des connaissances. Bientôt
                  l'imagination, le domaine du beau, de la
                  poésie, du mystère lui semblent
                  préférables à " l'aride
                  science ", enfin selon Amiel " la philosophie
                  prétend les écraser tous, parce que
                  tous lui servent, qu'elle les comprend et les
                  emploie, les analyse et les résume, et les
                  lie entr'eux dans leurs vrais rapports
                  ".3 
                   
                  En novembre 1841, Amiel se décida à
                  quitter Genève pour parcourir le monde. II
                  se rendit tout d'abord à Naples, où
                  il se lia d'amitié avec deux êtres
                  attachants : Marc Monnier, le futur auteur de
                  Genève et ses poètes, qui
                  deviendra son collègue à
                  l'Académie, et Camilla Charbonnier, peintre
                  sur émail, "femme de trente ans", artiste
                  romantique, qui devait éveiller en lui le
                  goût pour la psychologie de l'âme
                  féminine. De Naples, Amiel gagna Rome,
                  Malte, Livourne, Florence et Bologne, avant de
                  revenir à Genève au bout de sept
                  mois. Le jeune homme visita ensuite Paris, la
                  Normandie, la Belgique et les bords du Rhin; il
                  s'arrêta à Heidelberg et s'inscrivit
                  finalement, en octobre 1844, à
                  l'Université de Berlin pour y suivre les
                  cours de philosophie de Trendelenburg, de
                  Helfferich et surtout de Schelling. En même
                  temps, il entreprenait des études de
                  philologie avec Boeckh, Curtius et Heyse, des
                  études d'histoire avec Lepsius et Huber, de
                  géographie avec Carl Ritter, d'anthropologie
                  avec Gabler, de psychologie avec Beneke,
                  d'esthétique avec Hotho et même de
                  théologie avec Neander, Vatke et Nitzsch.
                  L'étudiant a soigneusement conservé
                  les notes prises aux leçons de tous ces
                  maîtres.4 
                   
                  Amiel a été profondément
                  marqué par la science allemande, par
                  l'esprit d'attention et d'approfondissement qui
                  régnait à l'Université de
                  Berlin, par le goût des discussions
                  philosophiques, en sorte qu'il en vint à
                  appréhender le moment de revenir au pays
                  5. En septembre 1848, il se
                  décida à écrire une
                  thèse de doctorat, mais aussitôt se
                  mit à hésiter, tant sur le sujet
                  qu'il pourrait traiter que sur l'Université
                  qui devrait l'accueillir, Munich, Heidelberg,
                  Tubingue où il séjournait alors.
                  Finalement, il opta pour cette dernière
                  université, mais en novembre il apprit que
                  plusieurs professeurs de l'Académie de
                  Genève (on appelait ainsi
                  l'Université) ne seraient pas
                  confirmés dans leurs fonctions et que
                  diverses chaires allaient de ce fait se trouver
                  vacantes. A la suite d'une longue
                  méditation, où i1 pesa le pour et le
                  contre, Amiel décida de revenir à
                  Genève pour tenter sa chance. A vingt-sept
                  ans, il estimait avoir, comme il le dit, " assez
                  folâtré dans les campagnes sinueuses
                  des arts et des sciences" pour faire valoir son
                  talent. 
                   
                  Que s'était-il passé en
                  réalité? En 1848 le gouvernement
                  radical de James Fazy avait préparé
                  une loi sur l'instruction publique qui
                  réduisait le nombre des enseignements, ce
                  qui eut pour conséquence la
                  non-réélection, ou si l'on
                  préfère la destitution de six
                  professeurs jugés trop conservateurs. Cette
                  mesure, unique dans les annales de
                  l'Université de Genève, venait
                  s'ajouter à la démission de huit
                  professeurs, la plupart éminents, qui
                  refusaient de servir le nouveau régime. De
                  sorte que le gouvernement ouvrit des concours pour
                  repourvoir les chaires vacantes, notamment celles
                  de philosophie générale et d'histoire
                  de la philosophie, ainsi que celle d'histoire des
                  sciences morales et politiques et celle
                  d'esthétique et littérature
                  française. 
                   
                  On imagine la perplexité d'Amiel. Allait-il
                  se présenter à la chaire de
                  philosophie, d'histoire des sciences ou
                  d'esthétique? A ce dilemme s'ajoutait la
                  crainte de se compromettre avec le nouveau
                  régime et de perdre les amis qu'il
                  s'était faits dans les milieux de la haute
                  bourgeoisie. II décida finalement de se
                  présenter au concours d'esthétique et
                  littérature française, jugeant ainsi
                  qu'il ne devrait son poste qu'à son seul
                  mérite. 
                   
                  En décembre 1848, Amiel revint à
                  Genève. Il fut le seul des six candidats
                  à subir toutes les épreuves: deux
                  examens oraux, l'un d'esthétique, l'autre de
                  littérature sur des thèmes
                  indiqués, trois leçons publiques,
                  enfin la rédaction et l'impression dans le
                  délai de deux mois d'une thèse sur le
                  sujet suivant: Du mouvement littéraire
                  dans la Suisse romane. Aussi le Conseil d'Etat
                  de Genève le nomma-t-il, le 10 avril 1849,
                  professeur de littérature française
                  et d'esthétique à l'Académie,
                  après avoir pris connaissance du rapport de
                  la Commission chargée d'examiner les
                  candidats, d'où nous extrayons les remarques
                  suivantes: "M. Amiel a fait preuve d'un esprit
                  philosophique et sérieux et de connaissances
                  étendues, soit en littérature soit
                  dans les beaux-arts en général. Dans
                  les premières séances il a
                  donné trop peu de développement
                  à l'appui des idées qu'il exposait...
                  " Et par une lettre personnelle, le chef du
                  Département de l'instruction publique
                  communiquait à Amiel des observations
                  critiques que le jury avait cru devoir faire, mais
                  qu'il n'avait pas voulu rendre publiques. On verra
                  qu'elles ne manquaient pas de pertinence. 
                  
                  "Le jury, tout en rendant pleine justice
                  à l'étendue de vos connaissances,
                  à la sagacité de votre coup d'oeil et
                  à votre esprit éminemment
                  méthodique et classificateur, croit que vous
                  auriez tout à gagner à donner plus
                  large carrière à la
                  sensibilité et à l'imagination dont
                  il sait que vous êtes loin d'être
                  dépourvu. Il espère que, lorsque vous
                  serez moins pressé que vous ne l'avez
                  été pendant des épreuves
                  faites dans un temps très restreint, vous
                  mettrez plus de chair sur le squelette de vos
                  leçons dont les parties sont du reste fort
                  bien agencées. 
                  Le Jury pense également que votre
                  enseignement, sans perdre de son utilité,
                  aurait plus de charme, si vous usiez moins de ces
                  formes abstraites dont votre esprit intelligent
                  saura fort bien se passer et auxquelles ont trop
                  souvent recours des talents inférieurs au
                  vôtre pour déguiser leur manque de
                  profondeur. A cet égard le jury aimerait
                  à vous voir unir aux qualités
                  estimables des écoles allemandes
                  quelques-uns des mérites que possède
                  incontestablement l'esprit français. Enfin,
                  Monsieur, le jury attire votre attention sur un
                  point qui lui paraît d'une haute importance.
                  N'y aurait--il pas avantage pour votre enseignement
                  à moins prodiguer les divisions et les
                  subdivisions ? Ne craignez-vous point que, si vous
                  persistiez dans ce système, i1 ne vous
                  arrivât d'introduire vos élèves
                  dans des cases trop étroites où ils
                  s'agiteraient sans y trouver autre chose que ce
                  qu'il vous aurait plu d'y mettre".6 
                  
                  
                  
                    
                  
                  
                  1 )
                  Sur cette période de la vie d'Amiel, cf.
                  La jeunesse d'Henri-Frédéric
                  Amiel, lettres à sa famille, ses amis, ses
                  amies pour servir d'introduction au Journal
                  intime, 18]7-1849. Publication par Bernard
                  Bouvier, Paris, Delamain et Boutelleau, 1935. 
2 ) Ce journal est également
                  conservé à la Bibliothèque
                  publique et universitaire de Genève. 
                  3 ) Lettres de Fillinges du 13 et du 14 septembre
                  1841, publiées par B. Bouvier dans La
                  Jeunesse d'Henri-Frédéric Amiel,
                  Paris, 1935, pp. 101-112. 
4 ) La liste des cours suivis par Amiel est
                  donnée dans l'Annexe 2 de ce volume. 
5 ) Amie! a lui-même
                  évoqué ses souvenirs
                  d'étudiant dans un article sur " Berlin au
                  printemps de l'année 1848",
                  Bibliothèque universelle, avril-juin
                  1848. 
6 ) 1 Histoire de ['Université de
                  Genève (par Ch. Borgeaud). L'Académie
                  et l'Université au XIX' siècle.
                  Annexes. La Faculté des lettres par Bernard
                  Bouvier, pp. 127-140. 
                  
                  
                  
                   
                  
 
                  
                    
                | 
             
            
               | 
                   II - 
                | 
               
                   L'écueil
                  de l'enseignement 
                  
                  Ma
                  leçon de demain n'est pas
                  prête.
                  
                  Journal
                  intime 
                | 
               
                   ^ 
                | 
             
            
               | 
                   
                  
                    
                  
                  
                   
                  Amiel donna sa première leçon le 23
                  octobre 1849, mais il fut doublement
                  déçu. A l'exception d'un de ses
                  camarades d'études de Berlin et de son
                  beau-frère, il ne reconnut dans son
                  auditoire aucun professeur et aucun ami, ce qui lui
                  inspira ces lignes du Journal intime: "Cette
                  circonstance m'a fait faire de tristes
                  réflexions sur l'isolement réel de
                  chaque homme, sur mon isolement particulier, et m'a
                  inspiré des mouvements passablement
                  misanthropiques ".1
                  D'autre part, il se rendit compte de son
                  impuissance à intéresser son
                  auditoire et il oppose, dans ce même
                  Journal, le cours libre donné
                  à l'Athénée "avec un titre par
                  leçon, une improvisation piquante,
                  aventurée, spirituelle sur une série
                  de thèmes..." - comme en donnaient certains
                  maîtres - à la rigueur
                  méthodique, à la
                  sévérité de pensée, au
                  complet de l'exposition qui sont de mise à
                  l'Université, "en un mot la science au lieu
                  de l'élégance littéraire". 
                  Au bout de six mois, Amiel fut invité
                  à enseigner l'histoire de la philosophie,
                  à la place d'un professeur à l'essai
                  qui n'avait pas été confirmé
                  dans ses fonctions, parce qu'il ignorait la
                  philosophie, et en hiver 1850-1851, il donna
                  à la fois l'histoire de la philosophie (de
                  l'antiquité aux temps modernes) et
                  l'esthétique (" Tableau
                  général des destinées de la
                  poésie"). Cependant, nouveau
                  crève-cur, le Conseil d'Etat
                  décidait en février 1851, "vu le
                  nombre très restreint d'étudiants ",
                  de supprimer pour raison budgétaire la
                  chaire d'esthétique. Malgré les
                  protestations d'Amiel, cet enseignement ne sera
                  rétabli que quatre ans plus tard et
                  confié après les multiples
                  épreuves du concours public, à un de
                  ses contemporains, Edouard Humbert, chargé
                  en même temps de la littérature
                  française. Un arrêté du 3
                  février 1854 mettait fin à la
                  position inconfortable du jeune professeur:
                  "Monsieur Henri- Frédéric Amiel,
                  professeur d'esthétique est appelé
                  à la chaire de Philosophie". Admirons la
                  concision du style! 
                  Année après année, Amiel a
                  donc enseigné la philosophie aux
                  étudiants de Genève, cours
                  encyclopédiques portant tantôt sur la
                  philosophie antique, tantôt sur celle du
                  monde chrétien, ou encore sur la philosophie
                  de l'éducation, sur l'anthropologie
                  rationnelle ou sur la psychologie des
                  nationalités. Deux exceptions dans ces
                  grandes fresques: un cours sur Hegel et un autre
                  sur Schelling. Loin de satisfaire aux aspirations
                  d'Amiel, l'enseignement supérieur fut pour
                  lui, tout au long de sa vie, une source de
                  désenchantements. Les défauts
                  relevés par le Jury chargé
                  d'apprécier sa candidature se
                  révélèrent exacts. Dès
                  ses premières leçons, Amiel se rendit
                  compte de ses insuffisances et l'on ne peut
                  qu'admirer la lucidité de son analyse du 3
                  novembre 1849 : "J'ai été
                  honteusement pauvre dans ma leçon
                  d'aujourd'hui, je rougissais de mon propre verbiage
                  qui ne disait rien et le disait mal. - Sur la
                  sellette, je veux dire le fauteuil, je n'ai aucun
                  entrain, aucune vivacité, je suis froid,
                  stérile, et ce qui est plus fort, distrait,
                  oui, entièrement distrait. J'observe ma
                  propre sottise et l'attitude d'autrui, mais je ne
                  suis pas dans mon sujet ". 
                  Tout au long de son Journal, Amiel a
                  noté la difficulté qu'il a à
                  préparer ses leçons. Il embrasse des
                  sujets trop vastes, accumule les lectures sans
                  parvenir à en tirer l'essentiel, il
                  rédige des plans avec des divisions et des
                  subdivisions à n'en plus finir, il se noie
                  dans la matière et arrive essoufflé
                  à sa leçon. Là il ne peut
                  s'imposer, des mouches dansent devant ses yeux, sa
                  voix se fatigue, sa gorge s'enroue, Amiel ne sent
                  aucun contact avec son auditoire et il se retire
                  navré. Combien de fois n'a-t-il pas
                  noté dans son Journal: " Leçon
                  mal digérée et mal donnée" ou
                  bien "Aujourd'hui ma leçon a
                  été lamentable". 
                  Ainsi en 1850, dans des fragments rejetés
                  jusqu'ici par tous les éditeurs, on lit au
                  17 juin: " Leçon détestable.
                  [...] Ce soir préparé avec
                  malaise une leçon sur Descartes et
                  Spinoza". 
                  19 juin: "Je n'ai pu hier donner ma leçon
                  à 10 h.; je l'ai
                  remise à 3 h. après-midi, mais la
                  porte était fermée et personne n'est
                  venu. Il ne me reste que trois ou au plus quatre
                  heures pour parcourir toute l'histoire de la
                  philosophie depuis Descartes! C'est passablement
                  embarrassant". 
                  Dix ans plus tard, c'est la même antienne:
                  à propos de son cours sur la "Psychologie
                  des nationalités". 
                  Lundi 10 juin 1861 : "Leçon à la
                  diable (le Naturel et le
                  caractère des Nations). " 
                  Mercredi 12 juin: " Leçon très
                  médiocre par gêne de la parole et
                  étisie de la pensée. Nulle abondance,
                  ni fécondité, ni
                  élégance. Quelque chose de honteux, d'étriqué.
                  C'est toujours la même chose. Je n'ai pas eu
                  encore cet été deux leçons qui
                  m'aient un peu fait plaisir." 
                  Vendredi 14 juin: "Impossible de donner ma
                  leçon aujourd'hui; elle était trop
                  peu mûre; j'ai dû tirer parti d'un
                  petit mal de tête pour licencier nos jeunes
                  gens." 
                  Lundi 17 juin: " Pauvre leçon: je n'avais pu
                  digérer et maîtriser la masse de mon
                  sujet (les sept nationalités de
                  l'Asie)." 
                  Mercredi 19 juin: " Leçon passable (sur
                  Rome)." Enfin! 
                  Avec son scalpel, Amiel met son être à
                  vif, il se dévoile et se dénude, mais
                  il ne progresse guère. En 1880, un an avant
                  sa mort, il se lamente toujours sur la
                  médiocrité de son enseignement. 
                  En 1861 Amiel annonça un cours libre sur
                  l'histoire et la genèse de la langue
                  française, sans se douter qu'il allait
                  devoir affronter la concurrence d'un jeune
                  conférencier de talent. Le Journal de
                  Genève du 3 janvier annonçait en
                  effet que Victor Cherbuliez devait parler au Casino
                  de la chevalerie et de l'épopée
                  chevaleresque en France. Pendant plusieurs jours
                  Amiel travaille sans enthousiasme à
                  préparer son cours et le 8 janvier il donne
                  sa première leçon. Voici ce qu'il
                  note dans son Journal: "Je n'ai aucune
                  communication électrique avec mon public,
                  point d'aisance, point de verve, point de talent
                  d'amplification, nulle autorité. Je ne sais
                  ni intéresser, ni faire rire, ni
                  m'abandonner. Mon fluide isolateur m'emprisonne, et
                  sans être très intimidé (ayant
                  mes notes avec moi), je suis tout à fait
                  froid et paralysé. - Aussi je suis abattu;
                  car j'ai plus soigné cette leçon que
                  ne pourra l'être aucune des suivantes, et
                  tous mes pressentiments parlent de guignon et de
                  défaite. - Le succès d'ailleurs
                  m'épouvante en idée; il engage et
                  compromet. [....] Chercher à plaire,
                  poursuivre les suffrages, c'est se faire serviteur
                  et courtisan d'autrui". 
                  Et le lendemain 9 janvier: "Je sors de la
                  leçon d'ouverture de Victor Cherbuliez,
                  abasourdi d'admiration. Je me suis convaincu en
                  même temps de mon incapacité radicale
                  à jamais rien faire de semblable, pour
                  l'habileté, la grâce, la
                  netteté, la fécondité, la
                  mesure, la solidité et la finesse. Si c'est
                  une lecture, c'est exquis; si c'est une
                  récitation, c'est admirable; si c'est une
                  improvisation, c'est prodigieux,
                  étourdissant, écrasant pour nous
                  autres ". 
                  L'épreuve allait être fatale à
                  Amiel. Dès sa quatrième leçon,
                  son auditoire a diminué de moitié.
                  Tandis que Cherbuliez continue d'enchanter son
                  public, Amiel manque de mémoire, de charme,
                  d'aisance. Il est prisonnier de ses notes et ne
                  peut rivaliser avec le futur académicien. Il
                  a beau dire dans son Journal qu'il redoutait
                  la responsabilité du succès bien plus
                  que sa douceur, ses conférences publiques
                  tournent au fiasco et il ne réitérera
                  jamais l'expérience.2 
                  Jusqu'à sa dernière année de
                  professorat, Amiel fut mécontent de son
                  enseignement; la préparation de ses cours
                  était une croix; incapable de se concentrer,
                  il lit cent autres livres ou articles avant de se
                  mettre à la tâche. Il se laisse
                  entraîner dans des sujets trop vastes,
                  n'arrive pas à ordonner sa matière,
                  pénètre dans la salle de cours avec
                  des notes qu'il ne sait ni exploiter, ni animer, et
                  ressort au bout d'une heure, meurtri,
                  découragé. 
                  A partir de 1867, Amiel ne renouvelle plus
                  guère les sujets de ses cours. Il donnait en
                  hiver un panorama de la philosophie des origines
                  à Kant ou de Thalès à Auguste
                  Comte, et en été une étude
                  anthropologique et psychologique de l'homme. En
                  1850 il fut nommé secrétaire du
                  Sénat de l'Académie et exerça
                  ces fonctions sans plaisir. Il devait composer
                  l'ordre du jour, rédiger les
                  procès-verbaux de séances et
                  entretenir un peu de correspondance. Au bout de
                  deux ans, il remit sa tâche à un
                  professeur de chimie. En 1867 il fut élu
                  doyen de la Faculté des sciences et lettres,
                  charge qu'il exerça pendant deux ans et qui
                  lui valut plus de soucis que de satisfactions.
                  Amiel était trop timoré pour assumer
                  des responsabilités universitaires.
                  Lui-même s'est toujours plaint de l'ennui des
                  séances académiques. Ainsi le 25
                  novembre 1867: "Je me sens las de ces cinq ou six
                  heures de séance, avec des lustres dans les
                  yeux, de la fumée de cigare dans les
                  poumons, tandis que l'attention ne trouve pas
                  à se détendre et à
                  dételer une minute. D'ailleurs je suis
                  mécontent de moi... " 
                  Et Amiel de se lamenter sur sa mauvaise vue qui l'a
                  empêché de reconnaître une de
                  ses anciennes admiratrices à la sortie d'une
                  leçon! En vérité, la
                  Faculté des sciences et lettres (devenue en
                  1872 Faculté des lettres et sciences
                  sociales) était une petite faculté
                  comptant une douzaine de professeurs et une
                  cinquantaine d'étudiants. En 1859, lors du
                  troisième centenaire de l'Académie,
                  l'écrivain eut l'occasion de prononcer une
                  conférence longuement méditée
                  - mais rédigée au dernier moment -
                  sur l'Académie de Genève.3
                  Ce travail lui procura beaucoup de peine car il se
                  sentait noyé dans un sujet qui pouvait
                  s'étendre à l'infini. 
                  ".. .L'historien philosophe, nous dit Amiel, ...
                  peut étudier à Genève, dans
                  une image particulière, la biographie et
                  pour ainsi dire l' embryogénie générale
                  de la liberté, telle qu'elle s'est lentement
                  développée dans les
                  sociétés modernes..." Et d'expliquer
                  que, selon Hegel, l'histoire de l'espèce
                  humaine est l'évolution même de la
                  liberté, de sorte que l'histoire de
                  Genève peut représenter " en un sens,
                  et sur une échelle très
                  réduite, une miniature typique de l'histoire
                  universelle ". En effet, la liberté moderne
                  postule la lumière et l'éducation,
                  car l'ignorance est servitude. La démocratie
                  exige donc à la fois des hommes libres et
                  des hommes éclairés. 
                  Du 27 mai, date où il note qu'il n'a pas
                  encore trouvé son plan, au 8 Juin 1859,
                  lendemain des cérémonies jubilaires,
                  Amiel n'a ouvert qu'une seule fois son
                  Journal. L'élaboration d'un ouvrage
                  savant et la rédaction au jour le jour du
                  Journal intime sont donc incompatibles. 
                  
                  
                  
                   
1 ) Journal intime, 25 octobre 1849. 
                   
2 ) Sur la confrontation Amiel -Victor
                  Cherbuliez, cf. le Journal intime de 1861,
                  publié par nous-même chez Mazenod
                  à Paris dans la Collection "Les
                  écrivains célèbres ". 
                   
3 ) Publiée à Genève
                  chez Fischbacher en 1859. 
                  
                  
                  
                   
                  
 
                  
                    
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                   III - 
                | 
               
                   Une oeuvre
                  littéraire un peu mince 
                  
                  Composer,
                  c'est conduire une armée de pensée et
                  d'images.
                  
                  Journal
                  intime 
                | 
               
                   ^ 
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                  "Un fils, un livre, et un beau cours
                  improvisé, ç'aurait été
                  mes seuls désirs", lit-on dans le Journal
                  intime du 9 janvier 1861. 
                  En fait, Amiel a longtemps souhaité
                  connaître la renommée
                  littéraire. Dans sa jeunesse, il avait
                  songé à s'établir à
                  Paris pour y trouver la consécration de son
                  talent, mais déjà il hésitait
                  sur ses aptitudes. Serait-il poète,
                  philosophe, moraliste, grammairien? Ecrirait-il sur
                  l'art, sur la littérature, sur la
                  philosophie, sur l'éducation, sur
                  l'esthétique, ou sur la psychologie? Durant
                  toute sa vie, Amiel s'est reproché de
                  n'avoir pas écrit quelque uvre
                  " forte et grande ", qui aurait fait de lui un
                  nouveau Spinoza ou un nouveau Schelling - rien de
                  moins. A plusieurs reprises, il passa en revue les
                  livres qu'il pourrait écrire mais il devait
                  conclure qu'il lui manquait le stimulant quotidien,
                  l'ambition de parvenir, la
                  persévérance qui conduit au
                  succès. 
                  Pour écrire, Amiel devait vaincre ses
                  hésitations et se mettre résolument
                  à la tâche. Or il en est incapable. A
                  peine a-t-il ébauché un projet
                  d'ouvrage qu'il retourne à son monologue
                  intérieur. Plus d'une fois, Amiel a
                  énuméré les livres qu'il
                  souhaitait rédiger: 
                  
                  L'art de la
                  vie 
                  La société nouvelle 
                  Les malentendus 
                  La cité de l'Homme-Dieu 
                  Le génie des races 
                  La liberté de l'homme 
                  La philosophie de l'histoire 
                  La philosophie des religions 
                  La conscience intellectuelle 
                  Le troisième Faust 
                  La Patrie 
                  L'Infini 
                  La science de la pensée 
                  Phénoménologie de l'esprit 
                  La psychologie des nationalités 
                  Nouvelle phrénologie, 
                  etc., etc. 
                  
                  Le 7 août 1856 on lit dans son
                  Journal: "De tous les côtés mes
                  amis se plaignent de moi et me
                  répètent: concentre-toi,
                  écris, produis, fais quelque chose,
                  livre-toi, songe à une uvre, apporte
                  ta pierre [...] Malheureusement, unanimes
                  à réclamer quelque chose, ils ne
                  s'accordent plus sur ce qu'ils voudraient de moi.
                  Un dictionnaire, de la critique, de la psychologie,
                  un cours public, des vers, de l'histoire, des
                  voyages, etc., ils me conseillent tous ceci et
                  cela, avec la recommandation de renoncer au reste.
                  Scherer me disait hier: "Quadruplez vos Grains
                  de mil et faites-en un volume. Ceci vous sera
                  très agréable et à nous aussi.
                  Là vous pouvez être divers et mobile
                  à votre aise. C'était une bonne
                  veine, suivez-la." - Mariez-vous et faites votre
                  volume: tout tourne autour de ces deux
                  réclamations et je me les fais depuis
                  longtemps. Mais choisir, je ne l'ai pas su, et ces
                  deux choses sont un choix ". 
                  Quelques jours plus tard, le 29 août 1856,
                  Amiel revient sur ce problème dans un cahier
                  qu'il a intitulé:
                  "Délibérations". 
                  "Que puis-je faire de mieux pendant les 6 à
                  7 semaines de vacances qui me restent?"
                  écrit-il. 
                  
                  "un livre? 
                  un voyage? 
                  une étude (une langue, une science?) 
                  une action? 
                  une réinvigoration ?" 
                  Un livre? Mais quel livre? Alors Amiel
                  énumère les possibilités: 
                  "a) sciences: 
                  
                  critique 
                  philosophie 
                  cours d'Encyclopédie 
                  monographie 
                  
                  b) intérêts et problèmes
                  actuels 
                  c) poésie et littérature." 
                  
                  Il finit par décider de publier tous les
                  deux ans un volume de philosophie, tous les deux
                  mois un article de critique et de consacrer chaque
                  année un mois à la poésie.
                  Mais le 13 septembre il constate: "Resté au
                  même point et vécu bêtement et
                  tristement au jour le jour. Reprenons la
                  délibération. Il me reste un mois de
                  liberté, qu'en faire? [...] 
                  
                  "a) m'arracher
                  à mon inertie et changer de lieu et de
                  milieu 
                  b) voyager."? Mais où? Florence,
                  Venise... 
                  
                  Et les hésitations recommencent. Pour
                  obtenir le poste de professeur à
                  l'Académie, Amiel dut composer, on l'a vu,
                  une thèse en un temps record sur un sujet
                  fixé par le Jury chargé des
                  nominations: Du mouvement littéraire dans
                  la Suisse romane et de son avenir. Dès
                  la première page Amiel discute du titre de
                  son mémoire:" Romande me paraît
                  préférable, écrit-il, parce
                  qu'il se coordonne avec une série d'autres
                  dérivés de Rome: roumain,
                  romaïque, romanche, romain, roman, et
                  qu'il désigne plus spécifiquement la
                  Suisse occidentale. Roman est le genre,
                  Romand (avec un d) est une espèce
                  dans le genre. Toutefois, j'écrirai
                  romane, pour ne pas modifier le titre choisi
                  par le jury". 
                  Cet ouvrage vaut ce que vaut un livre
                  rédigé en quatre jours, même
                  s'il repose sur six semaines de lecture. Il s'ouvre
                  par une bibliographie de la littérature de
                  Suisse romane qui s'étend sur vingt pages et
                  se divise en quatre rubriques: littérature
                  scientifique, littérature sérieuse,
                  littérature pure, littérature
                  polémique. Amiel tente ensuite de
                  définir les naturels genevois, vaudois et
                  neuchâtelois. Il reproche notamment aux
                  Genevois de n'avoir ni élégance de
                  forme, ni profondeur de principes, en d'autres
                  termes de manquer de poésie et de
                  philosophie, "1a poésie qui doit reproduire
                  la vie et la philosophie qui doit l'expliquer".
                  L'auteur montre ce que la Suisse romane doit au
                  protestantisme et au culte de la liberté et
                  il conclut que le mouvement littéraire dans
                  la Suisse romane peut être comparé
                  à un corps qui cherche une âme. 
                  Le livre compte soixante-cinq pages
                  imprimées en gros caractères et dans
                  un petit format. Les autres ouvrages publiés
                  du vivant d'Amiel ne sont pas plus importants. 
                  Qu'il s'agisse de ses travaux sur
                  l'Académie de Genève (1859), sur
                  L'enseignement supérieur en Suisse
                  romande (1870) ou sur L'enseignement
                  supérieur à Genève (1878),
                  ou de ses études intitulées Madame
                  de Staël (1876) et
                  Caractéristique générale de
                  Rousseau (1879), on ne peut parler d'ouvrages
                  proprement dits. Il s'agit plutôt d'articles
                  de revue d'une vingtaine, d'une trentaine, voire
                  d'une cinquantaine de pages. Les meilleurs de ces
                  articles sont ceux qu'il a consacrés
                  à Jean- Jacques Rousseau et à Madame
                  de Staël. Tout ce qu'Amiel dit du
                  caractère de Jean-Jacques Rousseau, de sa
                  sensibilité, de son amour-propre, de son
                  étrangeté, de son
                  émotivité, de son absence de force
                  morale nous paraît aujourd'hui
                  évident, mais ne l'était nullement en
                  1878. 
                  Amiel défend son compatriote contre ceux qui
                  ont critiqué son style, son
                  caractère, sa vie privée et enfin ses
                  idées. Il conclut: "Rousseau est
                  indubitablement un génie,
                  c'est-à-dire une force. Une force se mesure
                  à l'étendue, au nombre et à
                  l'intensité de ses effets. La meilleure
                  manière d'apprécier Jean-Jacques sera
                  donc de décrire son influence". En quatre
                  pages Amiel montre l'influence considérable
                  que Rousseau a exercée sur les penseurs du
                  XVIIIe et du XIXe, particulièrement sur les
                  penseurs allemands. Cette petite étude ne
                  pouvait lui valoir la renommée, tout au plus
                  l'estime de quelques-uns de ses collègues,
                  moins hostiles à Jean-Jacques qu'une bonne
                  partie de la population. 
                  Quant aux pages sur Madame de Staël,
                  elles forment un aperçu rapide du
                  caractère et du rôle de la femme
                  qualifiée par Amiel de "la plus
                  célèbre des deux derniers
                  siècles ". Pour l'écrivain, Madame de
                  Staël a exercé une triple puissance,
                  sociale par son salon, politique par son influence
                  sur les grands, littéraire par ses ouvrages.
                  L'auteur de Corinne devait fasciner le
                  rédacteur du Journal intime. Elle
                  possédait toutes les qualités dont il
                  était lui-même dépourvu: la
                  vitalité ( une vitalité intense
                  à la fois dévorante et radieuse,
                  avide d'émotions et de sensations... ),
                  l'enthousiasme, la chaleur débordante, l'art
                  de la conversation, la présence d'esprit, la
                  verve, enfin la passion. Sous un certain angle, on
                  pourrait dire que Madame de Staël est
                  l'opposé, l'envers, le négatif ou
                  mieux encore le positif d'Amiel. 1 
                  Nous ne saurions nous arrêter longtemps
                  sur l'uvre poétique d'Amiel, à
                  laquelle il attachait une grande importance. Quatre
                  recueils de vers sont en effet sortis de sa plume:
                  Grains de mil en 1854, Il penseroso
                  en 1858, La part du rêve en 1863 et
                  Jour à Jour en 1880. Il s'agit, on
                  s'en doute, bien plus de maximes morales, de
                  formules sentencieuses et de réflexions
                  philosophiques mises en vers que de poèmes
                  jaillis d'une émotion spontanée.
                  Laissons-les dormir sur les rayons des
                  bibliothèques en compagnie des deux
                  épopées publiées en 1875 et
                  1876, l'Escalade de 1602, ballade historique et
                  Charles le Téméraire, romancero
                  historique. Bien que les critiques aient
                  été sévères pour ses
                  poèmes, ce qui l'a beaucoup affecté,
                  Amiel aime à les citer dans son
                  Journal, il les fait lire à ses
                  admiratrices et vibre dès qu'on lui en fait
                  compliment. 
                  A la suite des poésies de Grains de
                  mil, Amie! a publié des pensées
                  et réflexions morales qui, elles, ne
                  manquent pas d'intérêt et qui sont
                  extraites des mille premières pages du
                  Journal. Nous nous bornerons à en
                  citer une seule: 
                  " Transformer une force en une autre force,
                  transférer le centre de sa vie
                  intérieure d'une région dans une
                  autre région: par exemple, de l'imagination
                  dans la mémoire, du souvenir dans la
                  volonté, de la sensibilité dans la
                  pensée, de l'âme dans l'esprit: c'est
                  là un secret de l'hygiène
                  psychologique et de la thérapeutique morale:
                  ne l'oublie pas ". 
                  En 1876, Amie! s'est efforcé de traduire des
                  poèmes de divers auteurs, notamment
                  d'auteurs allemands comme Chamisso, Gthe,
                  Heine, Hölderlin, Schiller, Uhland,
                  Mrike; mais aussi italiens, anglais,
                  portugais, hongrois, etc., Leopardi, Byron,
                  Camns, Walter Scott, Petoefi, etc.
                  L'écrivain a consacré beaucoup de
                  temps à essayer de retrouver le rythme des
                  poèmes, à respecter les mètres
                  et les pieds et surtout à transposer en
                  français des formes lyriques
                  étrangères. 
                  Pour être complet, il faudrait encore citer
                  les pièces de circonstance qu'Amiel a
                  été entraîné à
                  écrire, notamment deux Hymnes à la patrie
                  commandés par la menace
                  d'une guerre entre la Suisse et la Prusse à
                  propos des affaires de Neuchâtel. La Prusse
                  ayant exigé l'élargissement sans
                  condition des prisonniers royalistes de la
                  révolution avortée des 3-4 septembre
                  1856, le gouvernement suisse refusa et ordonna la
                  mobilisation d'une importante partie de
                  l'armée. Fin décembre 1856, on
                  s'attendait à la guerre, des corps
                  d'armée prussiens semblaient marcher sur le
                  Rhin, tandis que le général Dufour
                  recevait le commandement de l'armée
                  helvétique. Début janvier la
                  moitié des troupes genevoises, vaudoises,
                  neuchâteloises furent mobilisées
                  à leur tour. Dans cette atmosphère de
                  guerre, Amiel se demanda ce qu'il devait faire.
                  "Tout s'ébranle, s'émeut,
                  s'enthousiasme. Et moi je rêve encore!"
                  écrit-il le 2 janvier 1857. Que faire?
                  Réponse: "Entrer dans la vie publique et
                  dans l'émotion générale. -
                  Devenir réel en touchant à la
                  réalité, par le dévouement
                  patriotique d'abord; puis par le mariage, s'il y a
                  lieu ensuite..." Le 8 janvier, le Journal de
                  Genève et divers autres journaux
                  publiaient une traduction de l'hymne
                  helvétique Rufst du mein Vaterland
                  signée: "H-Fréd. Amiel". Quelques
                  jours plus tard, l'imprimeur Eishardt, sis
                  "à côté de l'église
                  anglaise" fit paraître un
                  chant militaire suisse, dont les paroles et la
                  musique avaient été composées
                  par Amiel :  
                  
                  "Roulez,
                  tambours! Pour couvrir la frontière, 
                  "Aux bords du Rhin, guidez-nous au combat! 
                  "Battez gaiement une marche guerrière! 
                  "Dans nos cantons chaque enfant naît
                  soldat! 
                  
                  Par ses paroles entraînantes et par son
                  air martial, ce poème
                  répété de bouche en bouche
                  allait devenir l'un des chants patriotiques les
                  plus goûtés de la population suisse.
                  Aujourd'hui encore, il est chanté lors des
                  fêtes nationales et des
                  cérémonies militaires. Amiel n'avait
                  pas tort de noter dans son Journal que chez
                  lui l'écriture tient lieu d'action. Alors
                  que le peuple entier est appelé aux armes,
                  le philosophe se met à sa table de travail
                  et compose sept couplets. Et s'il n'écrit
                  pas l'uvre philosophique que ses amis
                  attendent de lui, c'est que dans le secret de sa
                  chambre, chaque jour et bientôt matin et
                  soir, Amiel confie à son Journal
                  intime ses pensées sur la vie et sur le
                  monde, sur l'art et la nature et surtout sur ce
                  curieux phénomène qu'est l'être
                  humain. 
                  
                  
                  
                    
                  
                  
                  1 )
                  L'article sur Madame de Staël a paru dans le
                  tome II de la Galerie suisse. recueil dirigé
                  par Eugène Secrétan et publié
                  à Lausanne chez G. Bridel entre 1873 et
                  1880. 
                  
                  
                  
                    
                  
                  
                  
                | 
             
            
               | 
                   IV - 
                | 
               
                   La femme objet
                  de désir et d'effroi 
                  
                  L'amour
                  contient en soi le principe de sa
                  dissolution.
                  
                  Journal
                  intime 
                | 
               
                   ^ 
                | 
             
            
               | 
                   
                  
                    
                  
                  
                   
                  "Un livre, un fils et un beau cours
                  improvisé ç'aurait été
                  mes seuls désirs". A défaut de
                  succès littéraires, à
                  défaut de réussite universitaire,
                  Amiel a-t-il eu au moins quelques compensations
                  dans l'ordre du cur et des sentiments? Au
                  contraire, le mariage a été tout au
                  long de sa vie une tentation et une angoisse perpétuelles,
                  au point qu'il a ouvert en marge du Journal
                  intime une sorte de registre de ses
                  délibérations matrimoniales. Au fur
                  et à mesure que le lecteur
                  déchiffrera son journal, il verra
                  apparaître très discrètement
                  des figures de jeunes filles ou de jeunes femmes,
                  désignées uniquement par des
                  initiales ou par des pseudonymes, Fedora, Philine,
                  Rosalba, Perline, Uranie, Deliciosa, etc, pour
                  finir par Seriosa. Amiel les aperçoit au
                  sermon ou au concert, il les examine à la
                  lorgnette, les décrit en quelques traits
                  d'une plume acérée, puis se pose
                  longuement la question de savoir si elles
                  pourraient lui convenir, il pèse le pour et
                  le contre, examine leur aspect, leur taille, leurs
                  manières, leurs goûts, leur
                  instruction, et bientôt leur position sociale
                  et leurs ressources. Se décide-t-il à
                  leur parler, à leur avouer son inclination?
                  C'est douteux. Ses aveux il les réserve
                  à son Journal intime. Au contraire,
                  plus d'une fois il se félicite d'avoir
                  résisté à toute
                  sentimentalité, au cours de promenades au
                  clair de lune. Amiel exerce une incontestable
                  attirance sur les jeunes intellectuelles,
                  particulièrement les institutrices, mais
                  dès que l'une d'entre elles est prête
                  à s'abandonner, il la morigène
                  doucement, lui fait la leçon et la laisse
                  dans la plus grande perplexité. Une seule
                  fois il ira jusqu'à l'aveu pour s'en
                  repentir aussitôt et il confiera à son
                  journal qu'il a commis une immense bévue. La
                  jeune fille élue, qui avait toutes les
                  qualités quelques jours auparavant, n'est
                  plus qu'une sotte, avec laquelle toute conversation
                  est impossible. Mais rompre est aussi difficile que
                  conquérir, de sorte qu'il lui faudra
                  attendre six mois pour être finalement
                  repoussé par l'élue. 
                  A trente ans, Amiel analyse la fonction du mariage
                  et définit le rôle de l'épouse.
                  Ce " tableau" une fois établi, il s'y
                  référera toute sa
                  vie.1  Selon lui, la femme doit
                  être à la fois une amie, qui
                  inspire la confiance, le respect et la tendresse,
                  une compagne qui doit compléter
                  l'homme, le comprendre dans sa nature
                  particulière, le fortifier en fixant son
                  cur et en lui donnant l'impulsion, enfin une
                  aide dans les diverses activités
                  nécessaires, ce qui permet à Amiel de
                  multiplier les divisions et subdivisions. En effet
                  les activités nécessaires peuvent
                  être naturelles, sociales,
                  matérielles, morales, religieuses, à
                  quoi correspondent pour la femme les
                  qualités de mère de famille,
                  de maîtresse de maison et de salon, de
                  ménagère, de confidente
                  et enfin d'ange gardien. L'épouse
                  doit encore seconder son conjoint dans les diverses
                  circonstances possibles de fortune (pouvoir
                  supporter la bonne et la mauvaise), d'entourage
                  (qu'elle puisse s'expatrier), de santé
                  (maladie, infirmités, déclin). Mais
                  comment choisir? L'homme consultera tout à
                  la fois sa conscience, son inclination et sa
                  raison. Sa conscience? :" se dépouiller de
                  vanité, de cupidité, de
                  frivolité" , ou si
                  l'on veut, "aller droit à l'âme et la
                  demander belle ". Son inclination?: "L'épouse est celle qui rend plus
                  heureux, en fixant le désir, en donnant
                  l'étincelle", ce qui suppose la sympathie,
                  l'admiration réciproque, l'attrait
                  intérieur et extérieur. L'homme enfin
                  consultera sa raison, car l'épouse doit
                  rendre l'homme plus libre, d'où la
                  nécessité d'examiner la candidate au
                  point de vue de la santé, de l'âge, du
                  caractère, des habitudes de dépense,
                  d'ordre, d'élégance, de la famille et
                  enfin de la fortune. Un minimum est
                  nécessaire. Il faut savoir conserver son
                  rang et son indépendance! 
                  On remarquera qu'à aucun moment Amiel ne se
                  pose la question de savoir ce que l'homme apporte
                  à la femme, ce qu'il lui doit en
                  compensation de l'attachement, du
                  dévouement, de l'admiration qu'elle est
                  appelée à lui témoigner. 
                  A partir de 1852 et pendant quinze ans, Amiel
                  dressa des listes d'épouses
                  éventuelles, il traça leurs initiales
                  et nota leurs qualités et leurs
                  défauts, comme un comptable qui pèse
                  et soupèse une marchandise, on aimerait dire
                  un objet d'art. Les listes s'étendent sur de
                  nombreux feuillets du cahier qu'Amiel consacre
                  à ses
                  "Délibérations matrimoniales ". En
                  1852, elles sont une cinquantaine à subir
                  l'épreuve de la perspicacité
                  amiéline, en 1857 on en compte
                  quatre-vingts, plus tard Amiel se bornera à
                  les comparer par couples, Esther et Anna, Perline
                  et Libellule, Rosalba et Philine, pour conclure
                  naturellement que ni l'une ni l'autre ne peuvent
                  lui convenir ou pour ne point conclure du tout, car
                  Amiel ne décide pas, ne peut pas
                  décider, sinon il ne serait plus
                  Amiel. 2 
                  Le 21 mars 1854, Amiel procéda
                  à un nouvel examen: "Puis-je me marier? J'ai
                  32 1/2 ans, une position honorable, 5000
                  francs de revenus, une figure présentable;
                  je ne trouve aucune incapacité venant de
                  moi, aucun obstacle venant des choses... Le
                  désiré-je?" A quoi il répond
                  honnêtement "quelques fois seulement ", quand
                  il sent son cur vide et inoccupé, ce
                  qui est rare. En réalité, il se
                  défie de lui-même et de sa
                  destinée. "Je crains de toucher à
                  l'idéal et j'ai la terreur des imprudences
                  ". Amiel a surtout peur de se tromper, de devenir
                  esclave d'autrui, de souffrir par sa faute. D'autre
                  part, la multitude des possibles tourbillonne
                  devant lui et, de crainte de commettre une erreur,
                  il préfère renoncer. " Le mariage,
                  écrit-il, est un acte de foi, de foi dans un
                  autre, de foi en soi, de foi en Dieu. De là
                  mon hésitation, mon inquiétude, ma
                  timidité. La foi est une audace et l'audace
                  une foi. Je suis donc circonspect et faible". 
                  A quarante ans, Amiel reprit ses
                  délibérations matrimoniales. C'est
                  l'époque de Philine, cette jeune veuve, avec
                  qui il était entré en relations
                  grâce aux petites annonces. A l'inverse de
                  Madame Hanska, Philine était libre, elle
                  n'avait plus de mari, Amiel aurait pu
                  l'épouser. Il hésita pendant douze
                  ans, craignant les objections de sa famille et les
                  ricanements de ses amis, imaginant qu'il serait
                  obligé de démissionner de
                  l'Académie, parce qu'il croyait Philine
                  divorcée et qu'elle avait tenu pendant
                  quelques années les comptes d'une maison de
                  commerce. Or Philine aimait Amiel, on peut
                  même dire qu'elle l'a adoré,
                  puisqu'elle s'est donnée à lui une
                  unique fois en octobre 1860, ce qui a
                  suggéré à l'égotiste
                  ces lignes désabusées du Journal
                  intime: "J'ai eu pour la première fois
                  une bonne fortune, et franchement à
                  côté de ce que l'imagination se figure
                  ou se promet, c'est peu de chose".3 
                  Amiel a beau dire, comme Saint-Preux: "la
                  volupté est aux trois-quarts ou plus dans le
                  désir, c'est-à-dire dans
                  l'imagination", il sera pendant plus d'un an
                  tourmenté par la chair et notera
                  complaisamment dans son Journal ses nuits
                  torturantes et ses rêves érotiques, au
                  cours desquels son succube prend
                  régulièrement la forme de Philine.
                  S'il parvient à résister aux
                  pièges de Vénus, il s'adonne en
                  revanche aux pratiques d'Onan, ce qui le laisse
                  moralement et, pense-t-il, physiquement atteint.
                  Quoiqu'il en soit, Philine lui manifesta une
                  affection, un dévouement, une tendresse
                  telles qu'elle allait mériter l'honneur
                  suprême: elle fut pendant quelques
                  années digne de recevoir en
                  dépôt les cahiers du Journal
                  intime. 
                  Le mariage prend donc une place importante dans
                  les préoccupations d'Amiel. Sur ce sujet,
                  l'auteur témoigne d'une lucidité
                  remarquable et ne manque pas une occasion
                  d'analyser ses sentiments. Nous lisons à la
                  date du 9 avril 1862, dans le cahier de
                  "Délibérations matrimoniales" :
                  "Toujours le même. Des
                  velléités fugitives au lieu de
                  résolutions fermes; des commencements de
                  projet qui restent à peine
                  ébauchés dans un coin. Je
                  me retrouve, comme il y a un an, comme il y a dix
                  ans, vacant, disponible, inquiet et indolent".
                  Amiel se demande alors s'il ne ferait pas mieux
                  d'épouser une étrangère. Il en
                  pèse les avantages: 
                  
                  " me laisse libre
                  socialement 
                  n'a pas les préjugés routiniers du
                  pays 
                  m'émancipe de sa famille 
                  s'appuie davantage sur moi." 
                  
                  Inconvénients: 
                  
                  "peut se trouver
                  dépaysée dans notre milieu 
                  nul secours littéraire 
                  intimité imparfaite" 
                  
                  pour conclure: "en somme plus
                  d'inconvénients que d'avantages". 
                  En 1862, Amiel sembla vouloir consacrer ses
                  vacances à choisir une épouse.
                  Août serait utilisé à la
                  trouvaille, septembre au voyage, octobre aux
                  aménagements, et le voilà dressant
                  une liste de quarante-cinq jeunes filles à
                  marier. Chacune est répertoriée avec
                  ses qualités et ses défauts: 
                  
                  a) spirituelle,
                  un peu moqueuse, ... mais triste, 
                  b) élégante, artistique, mais
                  désir de briller, 
                  c) jolie, sémillante, un peu enfant
                  gâtée, 
                  d) jolie, svelte, orpheline, ... mais beaucoup
                   d'inconnu, 
                  e) assez piquante, décidée, gentille,
                  mais un peu jeunette, à la ligne
                  f) vue courte, famille trop colorée en
                  piétisme... 
                  g) la conscience joyeuse, petite perle, mais pas de
                  dot... 
                  h) bon cur, indolente, santé
                  frêle ... [mais] père trop
                  riche, 
                  i)  très
                  estimable, excellent milieu, [mais] nez
                  d'aigle, 
                  j) forte pianiste, mais un peu de
                  sécheresse, 
                  k) riche, mais terriblement osseuse et barbue, 
                  1) l et pas un petite taille, beau
                  regard, main douce et mignonne... 
                  mais mauvaises dents, 
                  etc. etc. 
                  Quelques jours plus tard, Amiel effrayé
                  à l'idée d'avoir fait un pas en avant
                  dans ses délibérations matrimoniales,
                  en ne biffant pas toutes les candidates,
                  s'interroge enfin sur ce que la femme attend de
                  l'homme. " La femme veut être aimée,
                  dirigée, protégée par son
                  époux, elle désire être
                  fière de lui, pouvoir le respecter et le
                  chérir, elle désire aussi se sentir
                  nécessaire, indispensable au bonheur, au
                  bien être, à l'existence... ,,4. Par conséquent le
                  prétendant doit être fort et tendre,
                  fort contre le monde, tendre pour elle. Et de
                  conclure que n'étant ni fort ni tendre, il
                  ne peut songer à se marier. 
                  
                  Le 18 novembre 1863 Amiel note dans ses
                  Délibérations matrimoniales:
                  "J'ai 42 ans, je suis sur l'extrême limite
                  des mariages tardifs, mes tempes commencent
                  sensiblement à s'argenter et ma chevelure
                  à s'éclaircir". Le dilemme
                  subsiste: mariage ou célibat. Ce
                  jour-là Amiel dresse les raisons pour et
                  contre le célibat, pour et contre le
                  mariage: 
                  
                  
                     
                        | 
                           Célibat
                         | 
                      
                     
                        | 
                            Raisons pour 
                           1. c'est le connu 
                           2. l'indépendance 
                           3. la possibilité du
                           développement intellectuel 
                           4. l'insouciance pour l'avenir
                           et pour la mort 
                           5. le voyage à volonté 
                           6. l'aisance relative 
                           7. les soucis, ennuis, tracas de
                           l'époux, du maître de maison,
                           du père de famille,
                           retranchés 
                           8. possibilité de rendre service
                           aux amis. lier 
                         | 
                        
                            Raisons contre 
                           1. l'isolement croissant 
                           2. l'égoïsme presque
                           inévitable 
                           3. la mélancolie redoutable 
                           4. le mauvais exemple 
                           5. la mésestime secrète du
                           prochain 
                           6. le déclin douloureux, la
                           vieillesse désolée 
                           7. les meilleurs instincts méconnus
                           et rendus inutiles 
                           8. impossibilité de rendre autant
                           qu'on a reçu. 
                         | 
                      
                     
                        | 
                           Mariage
                         | 
                      
                     
                        | 
                            Contre 
                           1. Ta santé, si la femme est
                           jeune. 
                           2. Ton dégoût, si elle ne
                           l'est pas. 
                           3. Ton âge peut  tempêcher
                           d'être aimé. 
                           4. Ta liberté perdue, ta
                           carrière compromise, ton avenir
                           livré en cas de mauvaise chance et
                           quelle garantie contre cette chance ? 
                           5. Offrir prise à la critique et
                           à la malignité d'un monde
                           hostile. S'engrener dans les rouages de
                           tous les désagréments de la
                           vie. 
                         | 
                        
                            Pour 
                           1. Rendre heureux quelqu'un. 
                           2. Montré une fois de la confiance
                           dans la Providence. 
                           3. Avoir essayé de la vie humaine
                           complète. 
                           4. S'être créé un
                           stimulant, un mobile, un
                           intérêt vif dans le
                           monde. 
                           5. Avoir payé sa dette à son
                           espèce, à la
                           société et à Dieu, en
                           employant ses dons. 
                           6. Avoir un foyer, un chez soi, un
                           centre. 
                         | 
                      
                   
                  
                  
                  Avec les femmes, comme avec les livres, Amiel
                  use de la méthode dilatoire, il repousse
                  toute décision, multiplie les obstacles,
                  imagine les défauts: mauvais sang, mauvaise
                  haleine, égoïsme, orgueil,
                  caractère querelleur, insensibilité,
                  mauvais langage, habitudes vulgaires, trop de
                  laideur ou au contraire de gravité, une
                  fortune trop médiocre ou au contraire trop
                  importante. A une ou deux reprises, cependant, il
                  s'aventura davantage. En 1863, il se décida
                  à passer trois semaines à Berlin pour
                  connaître Fedora, c'est-à-dire Lina G.
                  qu'il appelle la blonde polyglotte. L'instinct de
                  domination, le goût du commandement et le
                  besoin de succès de la jeune femme le
                  retinrent. Deux ans après, Amiel envisagea
                  plus sérieusement encore de se marier et il
                  dressa la liste des dépenses de la corbeille
                  de noces (châle 200  frs,
                  dentelles 100, velours pour manteau 100, robe de
                  taffetas 100, bracelet ou plutôt
                  camée-broche 100, etc.), les frais de
                  l'entrée en ménage (1 pièce de
                  Bordeaux 150 frs, 1 pièce de Beaujolais 150,
                  pouvant être réduite à une
                  demi-pièce ou même pouvant être
                  ajournée, bois de chambre 100, charbon 15,
                  copeaux 20,1 batterie de cuisine 300, provisions de
                  ménage 150, etc.), enfin les charges d'une
                  première année de vie à deux,
                  avec une différence sensible pour les
                  toilettes de Madame (200) et pour celles de
                  Monsieur (500)! Cet examen lui permit de conclure
                  que la dépense dépassait ses
                  ressources et qu'il ne pouvait se marier avec une
                  femme sans dot. Néanmoins dix-huit mois plus
                  tard, il tenta pour la première fois de sa
                  vie une démarche auprès des parents
                  d'une jeune fille qu'il rencontrait depuis quelque
                  temps. L'allégresse ne dura que trois jours.
                  Très vite Amiel découvrit que Perline
                  avait un caractère charmant, mais des
                  facultés très médiocres.
                  Impossible avec elle d'avoir une conversation
                  métaphysique! Perline répondait par
                  monosyllabes. Un mois après l'aveu, Amiel
                  nota: "J'assiste à l'amputation de mes ailes
                  et [ séparer ]
                  à l'avortement de mes
                  espérances. Le brouillard de l'ennui couvre
                  l'avenir ". Il ne rompra pas, bien sûr, il
                  laissera les événements
                  décider pour lui. En réalité,
                  Amiel ne pouvait pas plus se marier qu'il ne
                  pouvait écrire un livre, car ce qu'il
                  cherchait ce n'était pas telle ou telle
                  femme, mais la Femme tout court, la femme
                  idéale. Son éducation puritaine lui
                  avait représenté l'amour comme le
                  fruit défendu, l'acte charnel comme une
                  épreuve à la fois redoutable et
                  sublime. Dans sa jeunesse, il avait
                  idéalisé la femme "joyau inaccessible
                  et inviolable ", qu'une grande timidité
                  l'empêchait d'approcher. Bientôt il
                  renonce à trouver celle qu'il pourrait
                  combler et rendre heureuse, il recherche la
                  femme-disciple, la femme-élève, qui
                  l'aurait admiré, l'aurait
                  écouté, l'aurait entendu lire son
                  Journal page après page. 
                  A cinquante ans, songeant toujours au mariage,
                  Amiel rejeta une candidate sérieuse, non
                  parce qu'elle manquait de grâce, mais parce
                  qu'elle n'avait pas l'habitude de s'interroger et
                  de s'examiner quotidiennement et surtout parce
                  qu'"il est douteux qu'elle écrive un journal
                  intime" !! 
                  Amiel imagine que les femmes qu'il a
                  rencontrées dans sa vie forment une
                  série de cercles autour de lui, le cercle le
                  plus intime comprend les femmes qui ont
                  été en relation de sympathie avec
                  lui: Beatrix, Egérie, Sibylle, Mionette,
                  Eriphile, Hygie, etc., "étoiles de diverses
                  grandeurs dans le ciel de
                  l'affinité tendre". Il reconnaît, dans
                  un passage particulièrement sincère
                  de son Journal, qu'Egérie et Mionette ont
                  été les plus dévouées,
                  mais que Beatrix - c'est-à-dire Philine- est
                  celle qui l'a remué le plus
                  profondément. Pour égarer les
                  velléités du lecteur trop curieux,
                  Amiel change les pseudonymes de ses amies et
                  s'amuse même à donner des surnoms
                  identiques à plusieurs femmes
                  différentes. Un second cercle groupe les
                  relations affectueuses ou aimables, cercle plus
                  vaste et plus peuplé, dans lequel
                  s'échelonnent à des distances
                  variables une grande partie des femmes qu'il
                  connaît. Avec les femmes du second cercle, de
                  peur d'être engagé, Amiel ne fait ni
                  geste, ni signe, tandis qu'avec celles du premier
                  cercle, il entretient une
                  correspondance.5 En
                  réalité Amiel n'a jamais
                  recherché sérieusement une compagne,
                  la glace qu'il manie est à double tain et le
                  miroir qu'il contemple doit lui renvoyer sa propre
                  image. Et pourtant, toute sa vie, Amiel s'est senti
                  triste et solitaire. Il aspire à combler son
                  cur vide et souffre de tentations
                  voluptueuses. 
                  Alors qu'il approche de la cinquantaine, Amiel note
                  dans son [séparer]Journal intime: " Le printemps m'a mordu
                  cet après-midi et fait relire les
                  poètes amoureux; il y avait de la
                  volupté dans l'air. Ovide, Joubert, Bernard,
                  de Bernis et d'autres galantins de la muse
                  latine ou française m'ont caressé la
                  fantaisie et affriolé la gaillardise. Ces
                  bouffées érotiques sont quelque chose
                  de très curieux; l'on sent très bien
                  qu'elles sont une effervescence superficielle et
                  une illusion des sens. On le sent dès
                  qu'elles ont passé, mais non tandis qu'elles
                  passent ".6 
                  
                  
                  
                    
                  
                  
                  1 )
                  Cf. notamment le Journal intime des 14 mai
                  et 18 juin 1861, 5 octobre 1869 et 25 janvier
                  1875. ajouter un point 
                   
2 ) On trouvera des listes de candidates
                  ainsi que d'importants extraits des
                  réflexions d'Amie! sur les femmes dans  les
                  Délibérations sur les femmes,
                  présentées par Léon Bopp,
                  Pa ris, Stock, 1954. 
                   
3 ) 6 octobre 1860. Sur cette
                  idylle, cf. Philine,[[espace]fragments
                  inédits du Journal intime. Publié
                  par Bernard Bouvier, Paris, Schiffrin, 1927 
                   
                  4) Délibérations matrimoniales, 12
                  août 1862.. 
                   
                  5 A ce sujet, cf. les
                  pages éclairantes de Georges Poulet dans
                  Les Métamorphoses du cercle,  Paris, 1961, pp.
                  305-370. 
                   
6 ) 24 mai 1869. Cf. également 12 mai
                  1875: " En rangeant d'anciens tiroirs,
                  retrouvé une  poésie polissonne
                  qui m'a fait mal... sauvagerie, tristesse,
                  humiliation." 
                  
                  
                  
                    
                  
                  
                  
                | 
             
            
               | 
                   V - 
                | 
               
                   Genève
                  ville mal aimée 
                  
                  J'ai
                  bien de la peine à aimer Genève comme
                  on a de la peine à aimer sa croix.
                  
                  Journal
                  intime 
                | 
               
                   ^ 
                | 
             
            
               | 
                   
                  
                    
                  
                  
                  En 1848, on l'a vu, Amiel a
                  hésité à revenir dans sa ville
                  natale, car il avait trouvé en Allemagne un
                  milieu intellectuel qui lui convenait. Le
                  sérieux, l'application, la réflexion
                  patiente et profonde caractérisaient les
                  universitaires allemands. Lorsque le moment arriva
                  de choisir une carrière et de postuler une
                  des chaires devenues vacantes à
                  Genève, Amiel se forge des raisons
                  d'espérer. N'est-il pas capable de mettre la
                  pensée genevoise en relation avec la
                  pensée allemande, ne va-t-il pas
                  "réveiller l'originalité
                  suisse-romande, travailler à un centre de
                  vie intellectuelle, ayant pour base la Suisse
                  française et la Savoie" ? Dans une longue
                  délibération, le 15 novembre 1848, il
                  songe à de très hauts desseins:
                   "
                  métamorphoser notre protestantisme qui n'est
                  plus en accord avec notre vie et notre science ", "
                  donner une base à notre théologie,
                  aux sciences naturelles, à la critique
                  littéraire, à la production
                  littéraire". Se rendant compte après
                  coup qu'il vise trop haut et trop large, il
                  s'adresse in fine cette recommandation: " N'entame
                  pas tous les arbres de la forêt à la
                  fois!". 
                  Une fois de retour, Amiel déchante. Il juge
                  Genève une ville antipoétique,
                  où le calvinisme a étriqué la
                  pensée et rendu le naturel "austère,
                  rigide et sec". Il lui reproche surtout son
                  caractère sarcastique et avenaire,
                  expression qui revient plusieurs fois sous sa
                  plume. Avenaire signifiait dans le langage
                  genevois, grincheux, railleur, médisant,
                  dénigreur même. Cet aspect peu
                  avenant, Amiel létend
                  parfois à la nature. Le 10 mai 1861 il note
                  dans son Journal : "le paysage a de la
                  sécheresse... La nature aujourd'hui
                  ressemble à une belle personne dont les
                  traits manquent de poésie ou de
                  bonté, et dont l'il est glacé.
                  Sa beauté laisse indifférent". Et
                  d'incriminer à la fois Calvin, la bise et la
                  poussière. 
                  En réalité, Amiel ne se sent heureux
                  qu'en voyage, dans les préalpes vaudoises,
                  à Clarens, à Bex, à Villars,
                  ou encore aux bains d'Ems ou à Heidelberg,
                  c'est-à-dire, lorsqu'il est
                  éloigné de son milieu, de ses
                  préoccupations psychologiques, des
                  piqûres d'amour-propre et des blessures
                  faites à son orgueil. 
                  En fait, la position d'Amiel à Genève
                  était en porte-à-faux. Il a
                  été nommé à
                  l'Académie par un gouvernement radical,
                  alors que ses préférences allaient
                  aux milieux conservateurs, encore qu'il n'eût
                  jamais choisi entre les uns et les autres, parce
                  que Amiel ne peut pas, ne doit pas choisir. Sa
                  nomination va le séparer, pendant un certain
                  temps, de ses anciens maîtres, de ses
                  camarades d'études, de ses amis de jeunesse.
                  Il faut lire les réflexions qu'il confie
                  à son Journal intime, lorsqu'il croise dans
                  la rue M. de Candolle ou M. de Saussure qui ne le
                  saluent plus; d'où il conclut qu'il est
                  désormais rejeté par les familles
                  aristocratiques. 
                  Amiel ne peut admettre de vivre à une
                  époque où les querelles politiques
                  enveniment l'atmosphère, où des
                  luttes ténébreuses et féroces
                  mettent aux prises deux clans, deux classes, deux
                  castes: les conservateurs et les radicaux, les
                  conservateurs s'appuyant sur les milieux
                  protestants et aristocratiques et les radicaux
                  curieusement alliés aux catholiques. En
                  réalité, Amiel n'aime ni les uns, ni
                  les autres. Il trouve l'aristocratie tyrannique,
                  hypocrite, n'ayant rien abandonné de ses
                  privilèges et n'ouvrant ses rangs ni au
                  mérite, ni au talent, ni à la vertu
                  et il estime que le radicalisme est vulgaire,
                  ignorant, mal élevé et toujours
                  prêt à tomber dans le despotisme. 
                  Amiel juge Genève une " ville
                  désagréable", un " trou", une "
                  misérable cité ", où la
                  poésie et la philosophie n'ont pas de place.
                  Il affirme qu'il faut un cur sec pour y
                  vivre, être un porc-épic pour ne pas
                  souffrir, se refouler, se comprimer dans sa
                  coquille pour échapper à la moquerie,
                  à la malveillance, au sarcasme, en un mot
                  "se pétrifier pour souffrir moins
                  d'être homme" (7 mai 1854). Ne
                  répète-t-il pas à tout propos:
                  "Ubi male, ibi patria" ? Ce qu'il craint surtout
                  dans le caractère genevois, c'est la morgue,
                  l'ironie, la raillerie. Le 28 avril 1857, il
                  écrit: "j'ai bien de la peine à aimer
                  Genève, comme on a de la peine à
                  aimer sa croix. Tout, climat, caractère
                  national, état politique, religion et
                  science, habitudes, préjugés, etc.,
                  tout m'y contrarie ou m'y blesse; je m'y sens
                  diminué, amoindri, contracté". Douze
                  ans plus tard, Amiel s'en veut toujours d'avoir
                  cédé à la tentation de revenir
                  à Genève. Il estime avoir fait un
                  marché de dupe, en acceptant (ce sont ses
                  termes) "de vendre son zèle, sa force, son
                  temps, sa vie, pour une somme annuelle", ce
                  qui " l'a empêché de vivre,
                  c'est-à-dire de remplir le programme d'une
                  vie d'homme ".1 
                  Et cependant Amiel est sensible au paysage
                  genevois, il décrit la ville sous la neige,
                  la résurrection du printemps,
                  l'été doré et les vendanges
                  empourprées. Nous ne donnerons qu'un exemple
                  tiré du  Journal du 3
                  novembre 1850: 
                  "J'ai contemplé et savouré ces
                  nuances si riches du feuillage, cette transparence
                  vaporeuse de l'air, cette grâce des lignes,
                  ces jeux si variés de la lumière sur
                  le miroir mollement ondulé des eaux; les
                  barques aux voiles latines, gonflées par une
                  faible brise du Nord, la série des villas
                  échelonnées comme une frange de
                  broderies sur la courbe profonde et bleue du lac,
                  les promeneurs sur la rive, et les batelets
                  à deux et à quatre rames qui nous
                  croisaient ou nous devançaient; cet
                  incomparable Mont-Blanc à toutes les heures
                  de la journée..." 
                  Amiel souffre surtout de n'être pas reconnu
                  à Genève comme écrivain et
                  poète. Les recueils de vers qu'il a
                  publiés n'ont pas suscité
                  d'enthousiasme, sinon dans le cur de
                  quelques-unes de ses égéries, et
                  l'ouvrage capital qui devait consacrer son talent
                  n'est jamais sorti de sa plume. Visitant un jour la
                  salle des portraits de la Bibliothèque
                  publique, sorte de Panthéon genevois, il se
                  demande si sa propre image y sera jamais
                  exposée. Elle l'est aujourd'hui mais Amiel
                  ne pouvait en deviner la raison. Ce n'est ni pour
                  son uvre poétique, ni pour son
                  uvre dramatique qu'Amiel a acquis la
                  célébrité, mais pour son
                  Journal intime dont il n'a pressenti que
                  tardivement la valeur. 
                  En réalité l'égotiste aspirait
                  confusément à être
                  consacré par le grand public. Mais le
                  courant ne passait pas. Et pourtant à
                  plusieurs reprises, il lui a été
                  donné de s'affirmer, notamment lors du
                  troisième centenaire de l'Académie en
                  1859, puis lors du premier centenaire de la mort de
                  Jean-Jacques Rousseau en 1878, où il fut
                  invité à prononcer chaque fois une
                  des grandes conférences à l'Aula de
                  l'Université. La première fut un
                  succès, la seconde, un échec complet.
                  Amiel manquait de voix et le lendemain le Journal
                  de Genève se bornait à commenter: "
                  M. Amiel analyse, dans un langage
                  académique, la pensée de Rousseau".
                  Sur quoi, l'écrivain note dans son journal:
                  "Trois mois de travail aboutissent à cette
                  récompense".2 Devant la
                  réserve des critiques et le silence des
                  amis, Amiel va jusqu'à imaginer que certains
                  Genevois ont conspiré à le perdre
                  dans l'esprit des lecteurs. Il en veut
                  particulièrement à celui qu'il
                  appelle son ex-ami Marc Monnier, l'auteur de
                  Genève et ses poètes, dont il
                  redoute l'ironie et qu'il imagine en relations avec
                  les milieux littéraires
                  européens. 
                  Autre cause d'amertume: le temps qu'il perd
                  à se dévouer à divers
                  groupements. En premier chef, la section de
                  littérature de l'Institut national genevois,
                  mais aussi la Société de chant du
                  Conservatoire et la Société pour le
                  progrès des Etudes, etc. L'Institut national
                  genevois était une création du
                  régime radical destinée à
                  contrebalancer l'influence des vieilles
                  sociétés savantes genevoises, et
                  à promouvoir le goût des sciences et
                  des arts dans les couches moins aisées de
                  la population. Pendant vingt ans, en
                  qualité de secrétaire, puis de
                  vice-président, de trésorier et enfin
                  de président, Amiel s'est efforcé
                  d'animer les séances de la section de
                  littérature. Il a même consacré
                  un de ses carnets personnels,  Agenda et acta,
                  à ses activités à l'Institut:
                  élaboration des statuts, rapports annuels,
                  convocations, correspondance, etc. Mais dans son  Journal
                  intime il se plaint de l'apathie du
                  président d'alors et surtout de
                  l'hostilité tenace du secrétaire,
                  enfin du manque d'assiduité des membres et
                  de l'absence d'intérêt des
                  séances. 
                  Au moment de déposer pour la première
                  fois sa charge de président, en novembre
                  1865, il dresse un bilan extrêmement sombre,
                  mais singulièrement lucide: "Quand je pense
                  aux sacrifices de toute espèce que j'ai
                  faits pour cette maudite section, sacrifices de
                  temps, de tranquillité, d'amour-propre,
                  d'amitié, pour ce que je croyais un devoir,
                  cela m'irrite et m'afflige. Onze années de
                  dévouement niais, d'espoir vain,
                  d'activité perdue, d'efforts
                  stériles, c'est presque amer... Je ne
                  regrette pas ma bonne volonté, mais une
                  portion de ma vie sottement gaspillée pour
                  une chose qui ne le méritait guère,
                  et pour des gens qui n'y avaient pas de titre et
                   ne m'en ont pas su
                  gré. Reprends ta liberté et travaille
                  maintenant pour toi...". 
                  Et pourtant huit ans plus tard, en mars 1873, Amie!
                  accepta une réélection à la
                  présidence, car personne n'était
                  disposé à se dévouer pour
                  cette institution. En maugréant chaque mois,
                  pendant sept ans, Amiel organisa des séances
                  littéraires, il présenta des
                  rapports, battit le rappel des membres, sans
                  beaucoup de succès il est vrai.
                  3 
                  Peu après son retour à
                  Genève, en décembre 1848, Amiel s'est
                  établi chez sa sur, Fanny Guillermet,
                  126 (puis 2,) rue des Chanoines (actuellement rue
                  Calvin), mais ses relations avec son
                  beau-frère, le pasteur Franki Guillermet ne
                  seront jamais cordiales. Amiel lui reconnaît
                  un caractère sûr et un esprit bien
                  organisé, mais il lui reproche "son air
                  pédant, omniscient, son admiration pour
                  lui-même, alors qu'il n'a pas de
                  véritable culture" ou encore: "sa
                  vanité, son irritabilité de parvenu
                  de la culture".  Amiel
                  ne trouve aucun point de contact, il ne peut avoir
                  aucune intimité avec son beau-frère,
                  qui est son antipode intellectuel.
                  L'égotiste se plaint de son
                  incuriosité. "Il ne lit presque rien, sait
                  peu de choses, et n'a même pas l'idée
                  des exigences de la vie scientifique"
                  écrit-il. De ce beau-frère, Amie!
                  nous a laissé de
                  nombreux portraits ciselés d'une main
                  corrosive. Ainsi le 29 mai 1869: "Temps lourd et
                  sombre, molle pluie. - Impression vive et forte de
                  l'animalité antérieure de l'homme: X
                  mâchait, broyait et s'alimentait ce matin
                  comme le plus pesant des ruminants domestiques. La
                  ressemblance était criante. Il a du reste
                  tous les traits de cet intéressant serviteur
                  de l'homme: lenteur, solidité, grosse
                  charpente, résistance, routine,
                  épaisseur, force,
                  persévérance. Ce qu'il y joint, c'est
                  la rancune, la finesse paysanesque, l'esprit de
                  minutie et le ricanement intérieur... " 
                  De son côté, Guillermet reprochait
                  à Amiel son caractère renfermé
                  et taciturne, ses hésitations, ses
                  atermoiements perpétuels. Il le
                  trouvait trop rêveur, trop apathique, trop
                  casanier et surtout il lui en voulait de sa
                  fierté ombrageuse et de son amour-propre
                  démesuré. Alors que, dans sa
                  jeunesse, Amiel s'est souvent querellé avec
                  sa sur Laure, dont l'éducation le
                  préoccupait, - elle s'éloignera de
                  lui une fois mariée avec le Dr Jean-Baptiste
                  Strhlin - il gardera des liens affectueux
                  avec sa sur Fanny (Mme Guillermet),
                  épouse soumise, occupée avant tout
                  par l'éducation de ses enfants. Pendant plus
                  de vingt ans, Amiel vivra chez les Guillermet,
                  généralement au dernier étage
                  de leur maison, d'abord rue des Chanoines, puis (de
                  1859 à 1864) Cour Saint-Pierre (ou 2, rue du
                  Soleil-Levant) et de nouveau rue des Chanoines 2,
                  où il occupera tout un logement, mais ne
                  prendra plus qu'un seul repas en famille. 
                  En novembre 1869, ayant souffert des bronches,
                  Amiel décide de trouver un
                  logement plus chaud et plus ensoleillé. Il
                  fixe son choix sur un petit appartement, 16 rue des
                  Belles-Filles.4 Le
                  déménagement est une véritable
                  croix pour le professeur. Ce ne sont pas moins de
                  41 caisses qui véhiculent ses effets dans
                  les trois pièces mises à sa
                  disposition. Sa bibliothèque compte 2500
                  volumes auxquels il faut ajouter d'innombrables
                  gravures, cartes et photographies. Mais une
                  nouvelle déception attend l'écrivain.
                  L'appartement n'est pas achevé, on entend
                  chanter et jouer les enfants d'une école, le
                  vent souffle dans la cheminée, des chats miaulent la nuit. 
                  Trois ans plus tard, Amiel décide de trouver
                  mieux. Il laisse sa bibliothèque 16, rue des
                  Belles-Filles et déménage 3, place de
                  la Taconnerie, à côté de la
                  cathédrale Saint-Pierre. En 1875, nouvelle
                  étape: Amiel s'installe 9, rue Verdaine,
                  chez Madame Thevenaz, où il se plaint non
                  plus du froid mais du soleil! Car il ne sait
                  où installer sa table de travail, qui est
                  inondée de lumière. 
                  Finalement en juillet 1877, il prend logis chez
                  Madame Chappuis 13, rue Verdaine. Oh, ironie du
                  sort, son ancien ami devenu sa bête noire,
                  Marc Monnier, habite la même maison, mais
                  Amie! est désormais malade et
                  fatigué. Il n'en continue pas moins à
                  espérer - car la vie est faite d'illusions -
                  des succès littéraires et des
                  amitiés féminines. Les
                  Etrangères, contenant des poésies
                  traduites de l'allemand, de l'anglais, etc. n'ayant
                  guère eu d'échos, Amie! renonce
                  à envoyer aux critiques son recueil de
                  poésies,  Méandres,
                  qu'il intitule au dernier moment Jour à
                  Jour. Parmi ses lecteurs se distingue toutefois
                  un de ses anciens étudiants, Charles Ritter,
                  (pendant quelques années maître de
                  latin au Collège de Morges), auteur d'un
                  article fort élogieux dans la Gazette de
                  Lausanne. Avec Edmond Scherer, Charles Ritter
                  sera un des rares amis de la vieillesse
                  d'Amiel. 
                  Les dernières années d'Amiel sont
                  marquées par les misères du corps,
                  par la maladie et par la lente descente au tombeau.
                  L'égotiste note scrupuleusement les signes
                  de sa décrépitude. Le 12 juillet 1876
                  il écrit: "J'assiste à mon
                  décerclement... Le découragement et
                  l'indifférence accélèrent
                  cette démolition... La mort nous
                  réduit au point mathématique; la
                  destruction qui la précède nous
                  refoule par cercles concentriques de plus en plus
                  étroits vers cet asile dernier et
                  inexpugnable. Je savoure par anticipation ce
                  zéro, dans lequel s'éteignent toutes
                  les formes et tous les modes". 
                  Et pourtant Amiel songe encore - et pour la
                  dernière fois - au mariage. Depuis quelques
                  années, il s'est lié d'amitié
                  avec une institutrice fort laide, Fanny Mercier,
                  modèle d'honnêteté, de
                  droiture, de dévouement, de vertu, de
                  conscience morale. Il la surnomme tour à
                  tour Libellule, Cesca, Gudule, Lina, Seriosa, Fida.
                  Le Journal intime de ces années-là
                  est rempli de réflexions sur le
                  caractère féminin, sur les servitudes
                  de la vie à deux et sur la difficulté
                  de conserver des liens d'amitié entre
                  personnes des deux sexes. De plus une
                  véritable rivalité se dessine entre
                  Fanny Mercier et Berthe Vadier, chez qui Amiel est
                  installé rue Verdaine, depuis que B. Vadier
                  et sa mère ont repris la pension Chappuis.
                  Fanny Mercier a plus de maturité morale,
                  mais elle ne peut dépouiller l'institutrice
                  et la calviniste; Berthe est orientée
                  davantage vers l'art et la littérature. La
                  première porte à Amiel un amour
                  mystique qui le touche, mais elle est curieuse,
                  jalouse, tâtillonne. La seconde, plus
                  discrète, console et stimule, elle sert tout
                  à la fois d'infirmière, de
                  secrétaire, de lectrice. Amiel les
                  découvre fréquemment en pleurs, mais
                  il se refuse à les consoler, car il tient
                  avant tout à conserver son
                  indépendance et sa liberté. Chez
                  Berthe Vadier, qu'il appelle sa filleule, il a
                  trouvé un asile et des soins affectueux.
                  Pour compenser cette intimité, il a ouvert
                  son Journal intime à Fanny Mercier,
                  il lui a confié par avance le
                  dépôt de sa correspondance et de ses
                  manuscrits. Rien n'y fait, l'institutrice ne peut
                  se résoudre à devoir partager
                  l'affection d'Amie!.
                  Toutes deux continueront la lutte autour de la
                  dépouille de l'écrivain. Fanny
                  Mercier publiera en 1882-84 avec Edmond Scherer,
                  les premiers Fragments d'un Journal intime
                  5 et en 1886, Berthe Vadier fera
                  paraître la première étude
                  biographique sur Henri-Frédéric
                  Amiel, qui donne d'ailleurs une idée
                  assez fausse de l'écrivain. 
                  L'hiver 1880-81, Amiel le passa rue Verdaine
                  à souffrir d'affreux étouffements et
                  le 11 mai 1881, il rendit son dernier soupir, sans
                  avoir pu tenir la plume pendant douze jours.
                  L'écrivain fut enterré au
                  cimetière de Clarens, comme il l'avait
                  souhaité. Ainsi a-t-il quitté son
                  enveloppe charnelle pour le point zéro, pour
                  l'informe et le fluide, qu'il a si
                  étonnamment décrit, pour le monde de
                  l'esprit pur. 
                  Désigné comme exécuteur
                  testamentaire, Ch. Ritter renonça à
                  cette charge et ce fut un ami de jeunesse, le
                  professeur Joseph Hornung, qui ouvrit le Journal
                  intime, débrouilla l'immense correspondance
                  d'Amiel (20.000 lettres environ), classa les notes
                  de cours et les manuscrits des uvres
                  laissées par l'écrivain. 
                  Tandis que Joseph Hornung détachait les
                  faveurs roses et bleues dont chaque liasse de
                  papier était entourée, Fanny Mercier,
                  devenue légataire du Journal intime, allait
                  en extraire,  selon le vu de
                  l'auteur, 400 à 500 pages de
                  réflexions esthétiques et
                  philosophiques. Elle les adressa au critique
                  littéraire du Temps
                  , le sénateur Edmond Scherer,
                  avec lequel Amiel avait conservé
                  des liens d'amitié. Tout d'abord sceptique,
                  Edmond Scherer fut frappé, en lisant ces
                  pages, de la profondeur de vues et de la rigueur de
                  la pensée de l'écrivain et il proposa
                  à Fanny Mercier de publier un choix de pages
                  extraites du Journal intime. 
                  Ces fragments ne fournissent pas une idée
                  exacte du Journal intime, parce qu'ils en
                  font un document purement philosophique et moral.
                  Il faudra attendre l'édition Bernard
                  Bouvier, publiée en 1923 6 pour
                  découvrir un portrait un peu plus
                  véridique d'Amiel. Là encore, il
                  s'agit d'un choix, mais d'un choix plus large et
                  plus éclairé. Seule une publication
                  intégrale permet de connaître la
                  matière même du journal, sa forme et
                  sa richesse. On y trouve aussi bien des
                  résumés de conversations et de
                  lectures que des morceaux de critique
                  littéraire et de critique musicale. 
                  On y découvre encore de remarquables
                  évocations de la nature, que ce soit
                  Genève éclairée par les rayons
                  du soleil matinal, ou zébrée par les
                  pluies diluviennes de l'automne, Clarens et ses
                  coteaux vermeils, l'Allemagne, ses savants, ses
                  universités, le Rhin aux eaux grises et
                  miroitantes 7, la Provence avec ses
                  chemins roux, ses saules aux frondaisons vert
                  céladon, ses oliviers aux feuilles
                  argentées, ses cyprès qui dressent
                  leurs silhouettes dans un ciel d'azur.
                  Amiel a décrit sa ville natale à
                  toutes les saisons et à toutes les heures du
                  jour et de la nuit. Il aime à évoquer
                  la vibration du soleil sur les bourgeons
                  printaniers, le frissonnement des roseaux et des
                  feuilles sous la brise de l'automne, ou le
                  crissement des pas du promeneur dans la neige de
                  l'hiver. Médiocre versificateur, il est un
                  merveilleux poète en prose. 
                  Pour Amiel, la vie humaine est comme la nature et
                  la nature est comme l'histoire de
                  l'humanité. C'est une lutte entre l'ombre et
                  la lumière, une dispute entre les nuages et
                  le soleil. " Vivre, naître et mourir est une
                  seule et même chose ", dit-il dans ses
                  moments de désespoir, mais il sait bien que
                  les principaux moments de l'existence se
                  succèdent comme les saisons, que la vie
                  connaît une série de
                  métamorphoses, qui nous conduisent de
                  l'enfance insouciante à la maturité
                  puis à la sagesse du vieillard. Si le
                  printemps est résurrection, pourquoi n'en
                  serait-il pas de même de l'homme? 
                  Dans ce journal de 16.840 pages, on trouve encore
                  d'étonnantes descriptions de rêves
                  à une époque où Freud
                  était à peine né,
                  d'innombrables portraits de contemporains et
                  surtout une analyse quotidienne de la conscience
                  intérieure, une étude de ce moi
                  qu'Amiel va pousser au-delà de tout ce qui a
                  été entrepris jusqu'alors. 
                  
                  
                  
                    
                  
                  
                  1 )
                  27 novembre 1869. 
2 ) 2 juillet 1878. 
3 ) Cf. Philippe M. Monnier,
                  "Henri-Fredéric Amiel et l'Institut national
                  genevois, dansMusées de
                  Genève, nouvelle série, 119,
                  octobre 1971, pp. 8-12. 
4 ) Actuellement rue Etienne-Dumont. 
5 ) Précédés d'une
                  étude par Edmond Scherer, ces Fragments
                  dun Journal intime formant deux tomes ont
                  paru à Genève et Paris, en 1882 et
                  1884. Ils ont connu treize réimpressions
                  jusqu'en 1919. 
6 ) Cette édition, comportant tout
                  d'abord 3 tomes (Genève, Georg), a
                  été rééditée, en
                  1927, chez Georg à Genève et
                  Crès à Paris. 
7 ) Cf. Grains de Mil, Genève, 1854,
                  p. 185. 
                  
                    
                  
                  
                  
                   
                  
 
                  
                    
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               | 
                   VI - 
                | 
               
                   Sens et
                  essence du Journal intime 
                  
                  Depuis
                  longtemps je cherche plus à me
                  connaître qu'à me gouverner.
                  
                  Journal
                  intime 
                | 
               
                   ^ 
                | 
             
            
               | 
                   
                  
                   
                  
 
                  
                   
                   
La vie d'Amiel peut sembler
                  mélancolique, pour ne pas dire dramatique.
                  Qu'il s'agisse de carrière
                  littéraire, d'enseignement, de mariage, de
                  vie sociale, le bilan est presque
                  entièrement négatif. Et cependant, la
                  renommée d'Amiel ne cesse de grandir. Ernest
                  Renan et Mathew Arnold, Léon Tolstoï,
                  André Gide et Charles du Bos
                  l'étudient ou le mentionnent dans leurs
                  uvres. D'importants ouvrages lui ont
                  été consacrés. Aujourd'hui une
                  édition intégrale de son Journal
                  intime commence à paraître. 
                  C'est à son journal, en effet, qu'Amiel a
                  réservé toute sa vie, son temps, ses
                  forces, car ce journal est devenu pour lui
                  l'occupation quotidienne essentielle. Ce confident
                  de chaque jour remplacera la femme qu'il n'a pas
                  trouvée, ce témoin de ses actes lui
                  tiendra lieu d'auditoire, ces .feuillets qu'il
                  remplit matin et soir deviendront l'uvre
                  à laquelle il aspirait. 
                  Dès l'âge de dix-huit ans, d'abord
                  d'une manière fragmentaire et
                  épisodique (1839-1842), puis de façon
                  plus régulière, pendant son
                  séjour à Berlin (1845-1847), enfin
                  chaque jour à partir de l'automne 1847,
                  Amiel écrit son Journal.
                  Et pourquoi l'écrit-il? Pour conserver une
                  trace des événements quotidiens? Pour
                  mieux se connaître et se comprendre? Pour
                  échapper à la vie active? Par
                  goût de la contemplation et gourmandise
                  intellectuelle? Un peu pour toutes ces raisons
                  à la fois. 
                  Ce journal est tout d'abord un aide-mémoire,
                  dans lequel Amiel note tout ce qu'il voit, tout ce
                  qu'il entend, tout ce qu'il dit, car il oublie les
                  événements au fur et à mesure
                  qu'il les vit. "Chaque jour, nous laissons une
                  partie de nous-mêmes en chemin. Tout
                  s'évanouit autour de nous, figures, parents,
                  concitoyens, les générations
                  s'écoulent en silence, tout tombe et s'en
                  va, le monde nous échappe, les illusions se
                  dissipent, nous assistons à la perte de
                  toutes choses, et ce n'est pas assez, nous nous
                  perdons nous-mêmes...
                   »1 
                  Pour être utile, le journal doit non
                  seulement recueillir les faits, mais encore les
                  pensées et les sentiments qui agitent
                  l'âme de l'écrivain. Ces
                  pensées alternent constamment entre l'espoir
                  et la désillusion, la lucidité et une
                  profonde mélancolie. Aussi Amiel
                  compare-t-il son journal à un
                  baromètre ou à un thermomètre
                  du sentiment, qui sert à constituer la
                  météotologie de son
                  âme. Mais encore faudrait-il se situer
                  à un point de vue exact, s'éloigner
                  des événements pour les juger de
                  l'extérieur, se placer à la bonne
                  distance, tirer une ligne entre le sujet et l'objet
                  de son attention, ou mieux tracer un cercle autour
                  de lui afin d'enfermer sa vie dans une sorte de
                  sphère armillaire. Relisant son journal,
                  Amiel ne s'y reconnaît pas. "C'est le croquis
                  d'une série d'accidents et grimaces de mon
                  individu. Il y manque la vue
                  densemble, la proportion, le centre,
                  c'est-à-dire la physionomie
                  proprement dite... ,,2 
                  Quoi qu'il en soit, le journal est un miroir
                  des pensées et des sentiments de
                  l'écrivain, et sur ce thème du
                  miroir, Amiel a écrit des pages
                  remarquables, montrant combien il était
                  conscient du problème que pose
                  l'identification de l'objet avec le sujet pensant.
                  "Le sujet s'étudiant lui-même se fait
                  objet, lequel peut rendre objet le sujet à
                  son tour, lequel peut prendre pour objet les deux
                  à la fois et ainsi de suite... ,,3 ou encore: "Je suis une
                  réflexion qui se réfléchit
                  comme deux glaces en face l'une de l'autre"
                  4. 
                  Le Journal intime et Amiel sont deux miroirs
                  placés l'un devant l'autre, deux miroirs qui
                  se réfléchissent puis
                  réfléchissent leurs
                  réflexions et les
                  réflexions de leurs réflexions aussi
                  loin que l'il peut les suivre. 
                  Aide-mémoire, baromètre, miroir, le
                  Journal intime est encore un confident, et
                  un consolateur toujours prêt à
                  accueillir ses réflexions. A son journal,
                  Amiel ose tout dire, ses doutes et ses
                  hésitations, ses soucis et ses pleurs, ses
                  faiblesses, ses tentations, ses pensées les
                  plus singulières. "A lui seul, je puis
                  conter ce qui m'afflige ou me pèse. Ce
                  confident m'affranchit de beaucoup d'autres. Le
                  danger, c'est qu'il évapore en paroles aussi
                  bien mes résolutions que mes peines; il tend
                  à me dispenser de vivre, à
                  me remplacer la vie... ,,5 
                  Amiel a fort bien vu que le Journal intime
                  lui servait de prétexte à non
                  agir et à non vouloir. Le journal tient lieu
                  d'uvre littéraire et de
                  méditation philosophique, il est
                  à la fois l'ami et l'épouse,
                  l'auditoire privilégié et
                  bienveillant de l'écrivain. 
                  "Ce confident m'affranchit de beaucoup d'autres,
                  écrit-il le 21 décembre 1860. Il est
                  ma consolation, mon cordial, mon libérateur,
                  mais peut-être aussi mon narcotique. Il
                  détruit l'instinct sociable; il est
                  (dirait Michelet) une jouissance
                  solitaire et partant nuisible, malsaine, mauvaise" . 
                  Arrêtons-nous un instant à l'aspect
                  consolateur du journal. Amiel est un être
                  profondément meurtri. Il a besoin de la
                  présence d'autrui pour être
                  réconforté. D'où le grand
                  nombre de visites qu'il fait chaque jour à
                  des amis ou à des parents, d'où
                  l'incapacité où il s'est longtemps
                  trouvé de passer une soirée en
                  tête à tête avec lui-même.
                  Le journal a donc un effet thérapeutique, il
                  restaure l'intégrité de l'esprit et
                  l'équilibre de la conscience. "II nous
                  ramène du trouble à la clarté,
                  de l'agitation au calme, de la dispersion à
                  la possession de nous-mêmes, de l'accidentel
                  au permanent et de la spécialisation
                  à l'harmonie. Comme les passes
                  magnétiques, il nous remet en
                  équilibre ".6 
                  Amiel a souffert d'être incompris dans
                  sa famille et dans son pays, il a souffert de ne
                  pouvoir se faire un nom dans les milieux
                  littéraires, universitaires ou politiques,
                  il a souffert de ses indécisions, de ses
                  hésitations, de son impuissance à
                  agir, de son manque de volonté. 
                  Le Journal intime l'a délivré
                  des tentations suicidaires. A cet égard il
                  est un exutoire, où se déposent
                  "toutes les âcretés engendrées
                  par la vie". Mais c'est aussi un dispensateur
                  d'agir, un prétexte à non agir: " Ce
                  qui pour d'autres se condense en uvres et en
                  actes, ce qui devient ailleurs livre, famille,
                  capital, gloire, vertu se distille ainsi en phrases
                  vaines, en sentences creuses, en formules
                  stériles ".7 
                  Amiel est parfaitement conscient du fait que
                  le journal remplace la vie, qu'il le dispense
                  d'agir, qu'il est une ruse de l'égoïsme
                  et une manière d'échapper au devoir.
                  L'écrivain n'a pas craint de dire que son
                  journal est un trompe-douleur, un dérivatif,
                  une échappatoire pour esquiver la vie au
                  lieu de la pratiquer. Aussi s'est-il posé la
                  question: " Cette rêverie plume en main a
                  l'air d'une recherche de toi-même, tandis
                  qu'elle est une fuite de toi-même
                  ".8 
                  A plusieurs reprises, en relisant
                  son Journal intime, Amiel s'est
                  senti étranger à son
                  expérience. "Le Journal intime me
                  dépersonnalise tellement que je suis pour
                  moi un autre et que j'ai à refaire la
                  connaissance biographique et morale de cet autre"
                  écrit-il le 19 avril 1876. Ses états
                  antérieurs lui paraissent appartenir
                  à un autre être. "Je ne les sens pas
                  à moi, en moi". Et de conclure: "Je ne suis
                  donc pas une volonté qui se continue, une
                  activité qui s'accumule, une conscience qui
                  s'enrichit: je suis une flexibilité qui
                  devient plus flexible, une mue qui
                  s'accélère, une négation de
                  négation... "  
                  
                  Amiel a maintes fois
                  répété qu'il avait une peine
                  infinie à rassembler ses molécules,
                  qu'il s'échappait continuellement de
                  lui-même, en dépit de ses
                  méditations quotidiennes et de son
                  Journal intime. Il se sent
                  inconsistant, vaporeux, illusoire. Il n'a ni
                  pesanteur, ni solidité et va jusqu'à
                  prétendre qu'il n'a plus d'identité
                  ou plus exactement que son identité se situe
                  entre le moi et le toi. L'impersonnalité lui
                  a enlevé jusqu'au moi, il ne doit
                  d'être qu'à ce qu'il appelle un
                  « préjugé de l'existence"
                  ! 
                  A d'autres moments, Amie! se sent si peu un qu'il
                  est offert à toutes les
                  métamorphoses: "Je me sens
                  caméléon, caléidoscope,
                  protée, muable et fabricable, de toutes les
                  façons, fluide, virtuel, par
                  conséquent semblable au fluxus perpetuus
                  d'Héraclite ".9 
                  En écrivant matin et soir son journal,
                  Amiel essaye donc de se connaître et de se
                  comprendre, mais à travers le moi-Amiel,
                  c'est la nature humaine qu'il recherche. A force de
                  rester libre, vacant, il s'est à tel point
                  dépersonnalisé qu'il peut à
                  son gré se sentir autre. C'est ainsi que
                  s'expliquent les passages où il affirme
                  qu'il n'est qu'un échantillon de
                  l'espèce humaine, mais un échantillon
                  hors du commun, devons-nous ajouter, puisqu'il est
                  capable de revêtir toutes les formes,
                  d'éprouver toutes les sensations et de
                  servir d'exemple à l'analyse du moi. Deux
                  textes illustreront notre remarque, textes
                  importants, parce qu'ils témoignent d'une
                  des intentions dAmiel et qu'ils expliquent
                  une des composantes de sa psychologie. Or comme la
                  plupart de ceux que nous citons ces deux textes
                  sont inédits, ce qui montre à quel
                  point il est nécessaire de publier
                  l'ensemble du Journal intime. Le
                  premier texte est du 14 mai 1861 : " Je suis
                  l'homme le moins caractérisé
                  possible,... je ne suis emprisonné dans
                  aucune nature individuelle, moins dans la mienne
                  que dans toute autre. Sentir vivre en moi toutes
                  les séries, toutes les catégories
                  dans lesquelles s'éparpille
                  l'humanité, c'est ma joie, et je reviens
                  involontairement à cette habitude ". 
                  Le second date du 5 avril 1869: "Le moi
                  m'intéresse, non parce qu'il est mien,
                  mais quoiqu'il soit mien. Je m'envisage comme
                  boîte à phénomènes, et ce que
                  je cherche à connaître par cette
                  étude ou à ranimer par cette
                  méditation, c'est l'homme en moi, la partie
                  générale, l'être typique.
                  J'analyse donc impersonnellement ma
                  personnalité, objectivement ma
                  subjectivité. " 
                  Amiel est conscient du don d'intuition, de
                  perception, d'analyse qu'il a reçu
                  10. Son ambition est de prendre
                  conscience des modes de l'être
                  humain. Entreprise hors du
                  temps et de l'espace, ce qui lui permet de dire.
                  qu'il est à lui-même "l'espace
                  immobile dans lequel tournent mon soleil et mes
                  étoiles". 
                  Contemplateur, c'est ainsi qu'il s'est
                  désigné plus d'une fois. Cela le
                  dispense d'agir et de vouloir. Sa vie sera
                  vouée à l'étude du moi humain,
                  à la psychologie et non à la
                  littérature ou à l'esthétique.
                  Aussi bien, au fur et à mesure qu'il avance
                  dans sa réflexion, l'écrivain est
                  frappé par les répétitions,
                  les redites. Sans doute les problèmes qui se
                  posent à lui sont presque toujours les
                  mêmes, mais cette rêverie tournoyante a
                  que!que chose d'effrayant. "J'ai été
                  stupéfait, comme toujours, écrit-il
                  le 19 mai 1870, de la monotonie de ce colossal
                  virelai, dont le refrain est la plainte,
                  stérile retournement de l'âme sur
                  elle-même, qui empêche le sommeil". Si
                  les événements quotidiens se
                  modifient, la vie intime elle, pivote. "Au fond,
                  l'homme imite la planète, qui, en
                  dépit des petits accidents variables de sa
                  surface, tourne, tourne perpétuellement sur
                  elle-même et recommence indéfiniment
                  son circuit". 
                  Amiel se compare à un ours hibernant qui,
                  dans son long sommeil, "maigrit à
                  lécher toujours ses pattes " ou encore
                  à un écureuil en cage tournant
                  perpétuellement autour de lui-même. La
                  règle essentielle du journal, pense-t-il,
                  c'est la sincérité. Alors que la vie
                  doit être logique, le journal, lui, doit
                  être vrai. Et la sincérité
                  postule la répétition. D'abord les
                  phénomènes et les réactions
                  psychologiques aux phénomènes qu'ils
                  entraînent se répètent,
                  ensuite, pense Amiel, ces redites sont utiles,
                  parce qu'elles permettent des contrôles, des
                  vérifications. Il est vrai que
                  l'écrivain abuse des
                  répétitions. A force de chercher
                  l'expression juste, il tourne et retourne la
                  même idée en tous sens. De plus il a
                  quelque peine à choisir entre plusieurs
                  termes, entre divers qualificatifs et il finit par
                  les aligner tous. Car le Journal intime est pour
                  Amiel la seule écriture qu'il pratique "la
                  bride sur le cou". 
                  Alors qu'il a tant de peine à écrire
                  un article, qu'il relit dix fois la même
                  ligne, que chaque mot l'arrête "comme une
                  épine dans la gorge", il trouve toute son
                  aisance en écrivant son journal, sa plume
                  caracole, selon son allure naturelle. On dirait
                  quAmiel converse avec un autre
                  lui-même. Aussi s'est-il posé la
                  question de savoir si le journal n'est pas un
                  dialogue et un dialogue avec Dieu.
                  " Ce monologue quotidien est une
                  forme de la prière, écrit-il le 28
                  janvier 1872, un entretien de l'âme avec son
                  principe". Si Dieu est la conscience morale, le
                  Journal intime serait donc un dialogue avec
                  le Créateur. Mais est-ce la conscience
                  morale qui préoccupe Amie!? N'est-ce pas la
                  conscience psychologique qu'il cherche à
                  connaître et à mettre à nu? Et
                  s'il y a dialogue, est-ce un dialogue avec Dieu ou
                  avec soi-même? Tombé malade, en mars
                  1870, Amiel interrompt son journal pendant huit
                  jours. Il faut l'entendre s'écrier au
                  retour: "Enfin je te revois, mon cher journal. Tu
                  m'as bien manqué. Une semaine d'interruption
                  dans les rapports avec soi-même, c'est un
                  désert dans les souvenirs. Pourtant ce n'est
                  pas la vie intime qui a fait défaut, c'est
                  seulement sa notation ".11 
                  Cette forme d'écriture
                  correspondait admirablement à la nature
                  dAmiel faite de renoncement, d'abstention, de
                  non vouloir. A son journal, nous l'avons vu,
                  l'égotiste peut avouer ses
                  hésitations et ses scrupules, il lui confie
                  ses plaintes, ses déceptions, il lui
                  révèle ses désirs
                  érotiques ou ses aspirations
                  déçues, enfin il lui ouvre son
                  cur. Le Journal intime finit par
                  être pour Amiel une manière
                  d'étourdissement, une sorte d'opium, "la
                  chose à laquelle je tiens le plus ", a-t-il
                  écrit, "ma principale idole".12 
                  Car Amiel est parfaitement lucide. Il sait
                  bien que son Journal intime est sa seule
                  manière de s'exprimer, mais il regrette de
                  n'avoir pas écrit une uvre,
                  fondé une famille, conquis un auditoire.
                  C'est pourquoi il lui arrive de faire le bilan de
                  sa vie et ce bilan l'effraie. Qu'on nous permette
                  de reproduire intégralement le compte qu'il
                  dresse le 21 octobre 1867. 
                  "8100 pages en 20 ans, c'est 400 pages par an, plus
                  d'une par jour. Quelle immense paperasserie.
                  M'aura-t-elle fait du bien ou du mal? Tous les
                  deux; mais le bien l'emporte-t-il sur le mal?
                  Croyons-le, car ce!a est possible, mais ce n'est
                  pas évident. Est-ce que mille pages
                  imprimées n'eussent pas mieux valu de toute
                  manière que ces 8000 pages manuscrites? Il
                  est vrai que ces griffonnages m'ont aidé
                  à vivre. Mais ce soliloque de vingt ans m'a
                  peut-être trop remplacé de choses
                  meilleures. Sans lui, j'eusse été,
                  pour ainsi dire, contraint au dialogue, j'aurais
                  dû épouser une femme, un parti, une
                  ambition, mettre mon intérêt et ma
                  passion dans l'uvre de mes mains, dans une
                  cause quelconque; j'aurais dû m'emparer
                  quelque peu du monde extérieur pour y verser
                  mon âme et pour revoir que!que part en lui
                  mon empreinte. Au lieu que trouvant ici un asile
                  toujours ouvert, un auditeur toujours complaisant,
                  j'ai pris l'habitude de me taire pour le prochain
                  et de me suffire comme auditoire." 
                  Dix ans plus tard, Amiel écrit fort
                  joliment: "les plaintes éparses de la harpe
                  éolienne m'ont presque ôté la
                  capacité de composer une symphonie" et
                  parlant de son Journal intime, il
                  déclare: " Il n'est qu'une paresse
                  occupée, et un fantôme
                  d'activité intellectuelle. Sans être
                  lui-même une uvre, il empêche les
                  autres uvres, dont il a l'apparence de tenir
                  lieu... ,,13 
                  Quelques mois avant sa mort, Amiel se lamente
                  encore à l'idée que son Journal
                  ne constitue pas une uvre achevée:
                  "Qu'importent les 16300 pages de ce journal! Une
                  nouvelle de Mérimée, un article de
                  Sainte-Beuve, une lettre de Doudan [auteur
                  tombé dans l'oubli], comptent davantage
                  puisqu'ils sont écrits, publiés et
                  d'un style achevé ".14 
                  Amiel se trompait en pensant que son journal
                  n'était pas une uvre. A deux ou trois
                  reprises il semble avoir pressenti non le
                  succès qu'allait remporter la publication
                  des fragments duJournal intime, mais
                  l'intérêt qu'il pouvait
                  présenter pour les psychologues. Dans des "
                  Instructions" concernant ses papiers personnels
                  écrites sept ans avant sa mort le 23 juillet
                  1874 il exprimait le vu que l'on trouve le
                  moyen de faire une publication posthume de ce qu'il
                  pouvait avoir écrit d'utile et de bon. Deux
                  ans plus tard il écrivait: " De mes 14.000
                  pages de Journal qu'on en sauve cinq cents c'est
                  beaucoup, c'est peut-être assez...
                  15 
                  A son retour de Hyères, Amiel relit
                  son Journal ou tout au moins quelques pages
                  comme il le fait de temps à autre. Il compte
                  à ce moment près de 150 cahiers. "
                  Quelle effroyable consommation de pensées
                  vaines, de projets qui n'ont pas abouti!
                  écrit-il. J'ai toujours rêvé la
                  vie, et la contemplation m'a tenu lieu de l'action.
                  [...] Tout étant presque
                  également fâcheux, l'abstention
                  était la conclusion naturelle que j'ai quasi
                  toujours tirée. Le parfait ou rien, cette
                  maxime m'a successivement fait renoncer à
                  tout... 16 
                  Ce qu'Amiel regrette, c'est justement ce dont
                  nous nous félicitons. S'il avait fini par
                  choisir et par agir, Amiel n'aurait pas
                  été Amiel et qui sait s'il n'aurait
                  pas agi finalement comme Hamlet ou Oreste! S'il
                  avait écrit le livre qu'il souhaitait
                  publier, il aurait abandonné son monologue
                  intérieur, s'il s'était marié,
                  il aurait cessé d'exprimer ses tentations et
                  sa mélancolie, s'il avait acquis la
                  renommée, il se serait
                  détourné de la seule uvre pour
                  laquelle il était né et notre
                  connaissance de l'homme en serait
                  singulièrement appauvrie. 
                  
                  Bernard
                  GAGNEBIN 
                  
                  
                  
                   
                  
 
                  
                  1 )
                  Journal intime, 8 octobre 1840. 
2 ) Journal intime, 18 mars 1862 
                  3 ) Journal intime, 20 février 1849. 
4 ) Journal intime, 19 avril 1876. 
5 ) Journal intime, 21 décembre
                  1860. 
6 ) Journal intime, 28 janvier 1872. 
7 ) Journal intime, 13 juillet1860. 
8 ) Journal intime, 3 juillet 1877. 
9 ) Journal intime, 18 mars 1862. 
10 ) Cf. le 7 novembre 1851 : "J'ai entrevu
                  et possédé par l'intuition
                  l'unité universelle, et depuis
                  lors je suis comme brûlé et
                  anéanti, toute activité
                  particulière me paraît chétive
                  >. 
11 ) Journal intime, 15 mars 1870, 
                  12 ) Journal intime, 21 décembre 1860. 
13 ) Journal intime, 4 juillet
                  1877. 
14 ) Journal intime, 9 août 1880. 
15 ) Journal intime, 16 juillet 1876. 
16 ) Journal intime, 23 mai 1875. 
                  
                  
                  
                   
                  
 
                  
                    
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