HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL

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UN ÉCRIVAIN EN MARCHE
VERS SA RECONNAISSANCE NON PLUS COMME MALADE
MAIS COMME ÉCRIVAIN

Texte inédit, écrit pour Amiel.org
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AOÛT 2003
PAR
DANIEL RENAUD
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Des trois plus grands écrivains suisses de langue française, les deux autres étant le Bernois Béat de Muralt, seul classique de cette double appartenance, et le Vaudois Charles-Ferdinand Ramuz entre lesquels dans le temps, plus près du second, il vient se placer, le Genevois Henri-Frédéric Amiel est de loin le plus grand sans doute. Je ne veux ici nommer Rousseau, genevois autant que lui sinon plus, comme il n'était pour cela suisse, Genève de son vivant ne l'étant en rien encore, et ni Constant, réfugié huguenot à Lausanne. Cette grandeur et cette supériorité, même si ce qu'il a publié ne mérite le dédain qu'on en a conçu (Roulez, Tambours! par exemple figure parmi les plus beaux poèmes jamais écrits et sa musique, dictée par lui, parmi les plus belles et surtout convenables à un texte jamais trouvées), viennent toutefois de son œuvre secrète, le Journal, qui les prouve définitivement, comme on le voit aujourd'hui seulement paraître en son entier, cent ans après la mort de l'auteur, ce qui est le lot des plus grands, le duc de Saint-Simon, Joubert, une poignée d'autres.

Il est assez inimaginable aujourd'hui qu'Amiel n'ait eu le soupçon de l'immense valeur "littéraire" de ce Journal (ou du moins à sa lecture même semble ne l'avoir eu sinon à la fin par instants et faiblement), ni qu'on finirait bien un jour par le déterrer et mesurer cette valeur. Il n'alla point toutefois jusqu'à le détruire, puisqu'au contraire il l'enterra, savoir en fit une liasse ultra-soigneuse, confia par testament cette liasse à des mains sûres et surtout eut le courage ou faut-il dire simplement le bon réflexe de n'en rien retrancher de ce qui s'y pouvait trouver de trivial, qualité de l'air, du ciel, couleur du temps, lettres reçues et écrites, visites reçues et faites, bulletin de santé aussi dans les dernières années, ou de honteux, pertes séminales etc., qui sont passages bienvenus, rafraîchissants, aérateurs et en même temps ramenant sur terre, faisant reprendre terre entre deux envolées métaphysiques asphyxiantes, authentiquant et incarnant ces envolées. Si Amiel n'a pas su sentir, dans le temps qu'il écrivait, l'extraordinaire de ce qu'il écrivait, c'est apparemment qu'il pensait encore, comme tenant des Anciens plutôt que des Modernes dans la fameuse Querelle, en termes de genres, et ne parvenait à voir dans le genre journal un genre possible.

Comment pourtant n'avoir le soupçon que ce à quoi l'on se consacre jour à jour au détriment de tout le reste ou presque vaincra le temps? Nous pauvres bouches cacophoniques prétendrions aux siècles faire dresser les oreilles et le seul Henri-Frédéric-Bouche-d'Or eût douté de le pouvoir? Il y a là quelque chose qui blesse la raison. Le "cas Amiel" a beau présenter quelque aspect pathétique et après cela la légende marcher et broder, je ne puis voir en cet homme, le dernier homme peut-être, si peu de foi s'alliant avec tant d'obscurcissement d'esprit.

Amiel n'était ce naïf que tant de têtes positives se sont imaginé. Son "savoir prendre", pour parler comme Joubert à propos d'Aristote, était "universel". Habile à tous les jeux, envisageant même toute entreprise comme un jeu et par cela la menant à bien, il eût pu conduire une armée (l'aveu teinté de regret ici et là lui en échappe). Il ne l'a fait, mais l'eût pu faire, seule l'occasion lui en a manqué, tout comme ses plaintes sur lui-même sont en vain, sinon que la guerre qu'on se livre à soi, elles la portent hors de soi et par ce moyen qui est celui du journal l'éteignent, et lui, l'auteur du Journal, le sait bien, que c'est sa médecine, mais feint le plus souvent de l'ignorer finissant même, porté par son remède peu à peu devenu drogue, par en perdre entièrement le souvenir, où je pense à ce film de Nicholas Ray Bigger than Life, en français Derrière le Miroir.

La grande et même grossière erreur où l'on est tombé touchant Amiel fut d'entrer dans le jugement qu'il portait sur lui-même. Plus encore ce fut d'y entrer sans prendre garde à son extrême sévérité, qui devait en dissuader. Car Amiel n'est un homme ordinaire, c'est un homme supérieur et supérieur à tous égards, que distingue entre de nombreux traits dont il ne fait lui-même secret, qu'il énumère même en les termes de faculté éducative, puissance de divination, spécialité de métamorphose, don d'analyse et d'organisation, intuition de la vie animale, force de réimplication et par-dessus tout, s'il faut l'en croire, talent de dire les vers et la prose, justement cette sévérité avec laquelle il se jugeait. Mais les reproches qu'on se fait ne grandissent les torts qu'on a, encore moins les créent où ils ne sont pas. Peut-être Amiel ne s'aperçoit-il timoré, hésitant, procrastinant que comme Van Gogh un peu plus tard ne saura s'apercevoir et se peindre qu'hagard, halluciné, en un mot fou puisque tel est le mot qu'on attend, à savoir sans fondement. Ils auront supporté tous deux les conséquences funestes de cet oeil peu serein dont ils se considéraient, car le juge extérieur, dès l'instant qu'il redoute de manquer des armes propres à pénétrer le saint des saints de son patient, n'a plus de repos que de s'emparer de celles, pour en finir, que ce patient pointe sur lui-même. Les lecteurs du Journal intime (ou plutôt de ses premiers Fragments) ont à leur grande honte et de lecteurs et de critiques comme lecture non-critique n'est que ruine de la lecture adopté sans autre examen ou presque l'idée que se faisait de lui-même et confiait à ses pages le journal-intimiste.

Quelle idée se faisait donc de lui-même l'auteur du plus long à la fois et du plus riche jusqu'à présent (car je gage que nous allons encore sur ces chemins de bûcheronnage au-devant de surprenantes découvertes) journal intime que l'Europe nous ait donné? Une idée peu flatteuse. Et que se reprochait-il? Principalement de n'avoir produit. Mais voyez l'illusion (l'ironie, eût-il dit lui-même, si la curiosité l'eût pris de vérifier sur sa propre personne cette fameuse loi qu'il appelait d'ironie qu'il voyait s'appliquer partout)! Il s'adresse ce reproche la plume à la main, et cette plume bien que de loin on ne la trempe dans l'encre de ce seul reproche, bien que de loin on ne la trempe dans celle des seuls reproches en général, cette plume courant devant elle sans repentir, mais inlassablement revenant à ce reproche principal, va couvrir de mots dix-sept mille pages. C'est-à-dire que l'action même d'affirmer par écrit l'impuissance où l'on est de créer va réfuter splendidement cette affirmation.

J'écris au fond le Journal comme je ne trouve l'audace d'écrire quelque chose qui fasse œuvre, et voici que ce Journal, mais ma myopie m'empêche de l'apercevoir, forme d'écrire en principe qui supprime le public, que je n'ai vraiment choisie, vers laquelle plutôt m'inclinait une sorte d'instinct obscur, voici que ce Journal va faire œuvre à ma place.

L'œuvre de l'auteur vulgaire s'édifie tout entier dans la lumière sociale pièce après pièce, une pièce n'y pouvant succéder à une autre sans que cette lumière, qui est celle de la censure, ne l'ait permis. L'œuvre au contraire du journal-intimiste se développe sans à-coups comme sans but, spontanément, à l'abri de toute censure. L'un s'use et s'affaiblit de sa nécessaire et permanente publicité, l'autre s'augmente, s'aiguise et s'affermit de son irresponsable, irredevable progression dans l'ombre. Quand on rompit les sceaux de ce journal parfaitement ignoré du vivant de son auteur ou dont plutôt seuls trois intimes, un homme paraît-il mais surtout deux femmes étaient dans le secret, le monde des lettres fut étonné. Il le fut tant qu'après cent ans il n'est revenu de son étonnement. Le choc, dirais-je, ne fut pas moindre que celui que je m'imagine que produisit cinquante petites années auparavant la découverte de la Chanson de Roland, sauf qu'il se pourrait ici que mon imagination me jouât des tours et qu'il valût mieux que je disse qu'il fut plus grand, car qui se soucie des origines de sa langue, tandis qu'à peine ici l'auteur venait de mourir et que quoi mieux qu'un bon décès tout frais sait exciter la veine fureteuse? Edmond Schérer, qui fut un des premiers à en lire le texte manuscrit (ou le tout premier partie de ce texte remanuscrite d'une autre main), doit exprimer assez bien l' impression que reçurent à la publication alors d 'un maigre quarantième de ce texte dont il se fit le premier introducteur ses tout premiers avides lecteurs, et exprime mieux encore celle que nous recevons aujourd'hui à la publication de son tout, quand il écrit que "nous assistons ici à des prodiges de la pensée spéculative décrits dans une langue non moins prodigieuse" .

Ce mot de "prodiges", si fort qu'il soit n'est point exagéré, (Schérer au demeurant était bien tout le contraire d'un critique exagérateur), pas plus qu' il n'est exagéré de qualifier de "prodigieuse" ou de "non moins prodigieuse" la "langue" dans laquelle ces "prodiges" sont "décrits". Il faut songer toutefois à cet égard que l' écrivain de sa pensée en l'écrivant ne fait que la continuer, et donc que s'il y a eu prodige en amont, il est à présumer qu'il y aura prodige en aval. Mais qu'est-ce qui donne dans cette pensée et dans cette langue, dans cette pensée continuée en langue, le sentiment de l'extraordinaire? Il n'est bien sûr aisé de le dire, sauf que ce ne pourra qu'être le même qui nous laissa muets d'admiration devant des Montaigne, devant des Artaud, encore un, celui-ci, dont non seulement le plus gros, mais le plus grand de l'œuvre ne nous est parvenu que longtemps après sa mort. La seule différence est qu'ici la surprise est plus grande, plus surprenante encore en ce que peut-être tandis que d'Artaud, pour prendre le cas d'Artaud, on s'attendait à tout, on prévoyait moins chez Amiel qu'un accroissement égal et même beaucoup plus fort de la masse de ses pages connues nous le pût changer et grandir tant.

Qu'est-ce donc qui frappe tout d'abord dans le Journal d'Amiel? C'est, dirais-je, en premier, pour la pensée l'infinie disponibilité des images, images souvent si justes et inattendues qu'elles provoquent chez le lecteur intérieurement jubilation, puis extérieurement rire, franc rire, et pour la langue l'infinie tout autant disponibilité des mots qui traduisent ces images, engendrant séries infinies. Clavier d'Amiel. Amiel, prince des séries, nous promène dans le royaume de la pensée, des images et de la langue ainsi qu'un guide à qui tout le territoire de ce royaume constamment est présent à I'esprit. C'est une intelligence olympienne que rien n'arrête, qui tout pèse et tout équilibre aux plateaux d'une balance inexorable parce qu'infaillible. Il faut dire aussi que cette intelligence est née sous le signe zodiacal de la Balance, que ce signe de plus à l'heure de sa naissance est à l'ascendant, et qu'en cela non plus il n'y a point de miracle. Pour le meilleur et pour le pire, tout est Balance, ou si l'on veut, avec une minuscule, balance en elle, et en même temps elle a ce caractère de tout ce dont le signe solaire ascend à la naissance qu'elle identifie un jour et une vie, que chaque soir elle meurt pour chaque matin renaître vierge et sans mémoire, et cela, comme tout, Amiel le sait et le note, ce serait d'ailleurs une vague explication possible de l'existence du Journal, une vague clé possible aussi de ce fascinant à suivre, inquiet et courantin immobilisme de son auteur, où l'on voit jusqu'à s'aveugler qu'il est bien difficile d'entendre mieux un auteur qu'il ne s'était entendu déjà lui-même. Quant à ces mots, à ces oiseaux qu'avec tant de souveraine habileté l'oiseleur Amiel oiselle, ils lui viennent de toutes les compétences, de toutes les spécialités, géographie, ethnographie, physique, chimie, toujours sans peine et toujours à la seconde exacte où pour quelque surcroît de clarté le discours les semblait appeler à l'aide. Au besoin même, soit relativement souvent, comme les plus grands de ses aînés, comme les plus grands et plus rares de ses cadets, un Claudel par exemple, cet esprit encore plus naturellement universel que lui, qui ne cite plus ses sources parce qu'il les a bues, il n'hésite pas, ces mots, à les créer de toutes pièces. Amiel ne fut hélas rencontré par Littré. Le chasseur de mots n'eut le temps de rencontrer le forgeur de mots, étant mort la même année que lui, soit une année avant la première, timide mise au jour de cette mine. Une comparaison me vient à l'esprit: Goethe, et ce n'est pour ces créations de mots dont Goethe eût été largement incapable, comme il en devait être largement effarouché et par suite largement ennemi, mais plus généralement. Amiel fut véritablement ce qu'on a cru seulement que Goethe était et qu'il a peut-être même travaillé à ce qu'on le crût. Amiel ainsi serait un Goethe en plus grand, d'abord parce qu'il vaut mieux, ensuite parce qu'il écrit et pense dans une langue qui vaut mieux, ce qui n'était, étrangement, son avis.

Qu'est-ce qui frappe en second dans cet inconcevable Journal? C'est le vaste de la pensée. Beaucoup, énormément, de psychologie, à quoi l'on s'attendait, comme le mythe s'en était emparé, mais psychologie la plus fine, impitoyable, comme au scanner, psychologie sur soi-même et autrui et sur autrui comme miroir de soi-même allant plus loin que jamais aucune n'était allée, beaucoup aussi d'esthétique à quoi l'on s'attendait moins (et pourtant qui tiendrait compte des observations d' Amiel en ce domaine apprendrait à écrire par exemple), mais plus encore de métaphysique, laquelle, elle, est regard ultime porté sur les choses, qui ne les prend plus comme elles sont ou se donnent ou s'entrecausent, mais comme par raison elles doivent être. Les sujets seront ainsi multiples à la fois et indifférents. C'est un ciel, un paysage, une promenade dans ce paysage sous ce ciel, c'est un morceau de musique de chambre (comme on ne jouait en ce temps dans Genève guère, au sens fort, que de la musique de chambre) qui a frappé l'oreille et le cœur (et tout comme une promenade se trouve toujours être chez notre auteur plus qu'une promenade un sourcilleux état des lieux, arpentage ou relevé topographique, ce même auteur aime et excelle à inventer et à montrer l'action selon lui que n'importe quel morceau de musique exprime, il nous dit par exemple ne doutant de rien, comme s'il parlait de choses évidentes, sans donc aucune précaution oratoire, voici dans ce morceau le bal, puis voici la rencontre, puis la conduite dans le parc, puis l'aveu, puis le premier baiser, puis l'orage bien céleste et physique, bien physiquement céleste, qui éclate, enfin tout ce qu'on voudra). Tout est passible chez lui de l'analyse, et non seulement tout et n'importe quoi en est passible, mais tout y court comme à son destin naturel. Prenons une séance de comité (car Amiel, jaloux de donner de sa personne et se faisant tout à tous, se trouvait un peu malgré lui tenir entre ses mains le destin de plusieurs sociétés influentes), ou prenons de ces fameuses leçons académiques quadri-hebdomadaires pour lesquelles il se faisait un sang d'encre, ou encore une conversation ou une lecture, tout cela rencontre un écho dans le Journal, écho non point discret, lointain, mais amplifié par rapport à la chose, c'est-à-dire qu'on a le sentiment que rien de tout cela ne serait sans cet écho, que cet écho dans la caisse de résonance du Journal prend la place de la chose même. Rien n'est ou ne semble être aux yeux d'Amiel aussi longtemps qu'on ne s'en est rendu compte, tout en-soi est appelé chez lui à disparaître dans un pour-soi. "Ma tendance naturelle, écrit Amiel, est de tout convertir en pensée. Tous les événements personnels, toutes les expériences particulières ne sont que prétextes à méditation, faits à généraliser en lois, réalités à réduire en idées. Cette métamorphose est l'œuvre cérébrale, le travail philosophique, l'opération de la conscience, laquelle est un alambic mental. Notre vie n'est qu'un document à interpréter, qu'une matière à spiritualiser. Telle est du moins la vie du penseur […]. Il se considère comme un laboratoire de phénomènes […]". On reconnaîtra dans ce passage beaucoup de mots propres au discours alchimique. Celui d'alambic bien sûr en est le plus remarquable, bien qu'en réalité il ne joue guère le rôle ici que d'un symbolique indicateur du sens des autres. "Alambic d'Amiel", machinais-je depuis un moment de placer à cet endroit entre deux points pour faire pendant sinon répons à mon "clavier d'Amiel" de tout à l'heure quand par hasard je tombe sur ce passage qui m'ôte les mots de la bouche.

Tout d'ailleurs le dernier volume du Journal, dont ce passage est extrait, tend à ressembler à une sorte de " discours sur le peu de réalité ", donnant à sentir un monde extérieur s'effaçant, s'évanouissant, de plus en plus exsangue, spectral, fantômatique. On en revisite nostalgiquement les lieux aimés, et voici que tout cela a perdu sa couleur et sa vie, que tout cela s'est desséché, squelettisé. On veut rappeler ses impressions premières, elles ne répondent à ce rappel. Vainement alors on cherche la cause de ce muet retrait, et cette cause qu'on ne voit pas est cependant toute simple, c'est qu'on les a, ces impressions, depuis longtemps quintessenciées.

Mais ce qui frappe le plus dans cette œuvre qui ne ressemble à aucune autre est certainement l'éblouissante, stupéfiante virtuosité de l'écriture. Non, je ne crois pas qu'il y ait ici de ma part redite. Je parlais tout à l'heure de dons et de données (présence permanente à l'auteur de toutes les images et de tous les mots, de tout le trésor d'une langue), soit d'une réalité statique, ce dont je veux parler maintenant est une réalité dynamique, combinatoire (capacité, génie de l'auteur à faire jouer ensemble toutes ces images et tous ces mots). Et si je qualifie cette virtuosité d'éblouissante et stupéfiante, c'est au sens propre tout aussi bien. J'entends par là que cette virtuosité nous tétanise. A chaque phrase l'ayant achevé de lire on doute de l'avoir entendue. La souplesse ici nous enivre et l'éloquence nous assourdit et abêtit. C'est qu'en Amiel se bousculent pour former une clarté nouvelle et aveuglante toutes les propositions et toutes les expressions de la langue et de la littérature. Il y dans Amiel tous les écrivains, Amiel est comme un précipité de tous les écrivains, et dès lors que tous s'y trouvent on n'en distingue aucun. Amiel après Buffon et Rivarol figure la langue française dans tout ce qu'elle a d'impersonnel et de transparent. Berthe Vadier qui fut son hôtesse (au sens de son hôtelière), son élève, la protectrice de ses derniers jours et son biographe posthume, Berthe Vadier qui donc écrivait elle-même, lui avouait pouvoir pasticher tous les styles sauf le sien, comme le pastiche s'appuie sur des procédés récurrents et que de procédés même elle ne voyait chez lui. Elle voyait mal bien sûr, comme procédés il y a toujours. Tout ce qu'on peut dire est que chez Amiel, comme chez Madame de Sévigné ou Saint-Simon, c'est moins l'auteur qui parle que la langue elle-même. De la langue elle-même chez lui semble venir la logique. La langue avec lui marche tellement à la vitesse de la pensée qu'on vient à se demander si ce n'est la langue qui pense. Il y a une écriture automatique d'Amiel. Par là s'expliqueraient pour dire une même chose ces longues chaînes d'expressions équivalentes et synonymes que le Journal étire comme à plaisir, faisant le lecteur pour ainsi dire voyager dans l'idée du grenier à la cave et de la cave au grenier à travers toutes les pièces sans grand même souci de crescendo, ce qui, ce dernier point, prouverait encore que la langue parle ici seule, sans en avoir spécialement demandé permission à celui qui croit encore qu'il en est le maître (la vitesse, d'ailleurs, d'écriture d'Amiel est inimaginable, les références horaires qu'ordinairement en tête de chacun de ses fragments il donne montrent qu'il pouvait écrire quatre à cinq pages serrées à l'heure, et quant aux abréviations régulières des noms de personnes, c'est à l'évidence moins la discrétion qu'un gain de vitesse encore qui les commande). Aussitôt s'étant avisé d'une chose, Amiel ne se contente pas de la dire de la seule manière qui convient le mieux, la plus simple en même temps que la plus plastique, non point, il la martèle. Il ne la fait point sonner une fois seulement mais vingt, la retournant indéfiniment sur toutes ses faces, l'essayant comme on fait un métal, en faisant le tour comme il aimait à dire et même plusieurs fois de suite en carrousel, et la même danse tournante reprendra le lendemain autour de la même idée. Cataractes de la langue à moins que ce ne soit de la pensée (comme on ne sait si c'est l'eau de la langue qui grossit celle de la pensée ou celle de la pensée qui grossit celle de la langue) et rabâchements (mais le rabâchement n'est point de si mauvaise rhétorique qu'on pense, moi-même qui ne suis genevois qu'autant qu'Amiel l'était je serais tenté d'y voir sinon un charme, du moins une intéressante étrangeté, Charles-Albert Cingria, genevois non plus genevois qu'Amiel et moi, en faisait le principe de son humour dans la vie privée, et mieux encore il est constitutif du sens de l'œuvre de bien de grands auteurs, Madame de Sévigné encore une fois ou Saint-Simon, ou plus près de nous en un autre idiome Ludwig Hohl). Car Amiel tant est dans ce qu'il dit que ce qu'il dit lui échappe.

C'est ici qu'apparaît l'énigme, savoir: comment peut-on à ce point habiter ses paroles étant posée la règle que tout en parlant on ne s'adresse qu'à soi-même? Quelle part de soi va demeurer pour, ces paroles, les ouïr? Comment d'ailleurs fantaisie peut-il prendre de se dédoubler et diviser jusqu'à donner à une partie de soi toute licence d'approuver ou de morigéner l'autre, dans un interminable sermon sermonner l'autre, l'autre, la défenderesse, se défendant mollement pour à la fin non moins mollement céder à la demande? Tout le Journal intime d'Amiel en ce qu'il est journal (car il n'est pas toujours seulement journal) et en ce qu'il est intime (car il n'est pas toujours seulement intime) est en effet rythmé par ces trois temps que sont 1) le reproche en vers ou en prose, même en vers et en prose, qu'on se fait, 2) la défense en vers ou en prose, ou en vers et en prose, qu'on oppose à ce reproche, autrement dit la justification de la faute et 3) l' aveu tardif que faute il y avait bien, que le reproche était juste, et là comme par miracle (le quotidien d'Amiel n'était avare de miracles) l'enchantement dans lequel le journal tenait cesse, on le laisse et en bonne bête de somme retourne bravement à son devoir. Ainsi le plus intéressant dans le Journal n'est-il peut-être sa tenue proprement dite, le moment où chaque jour on le rouvre et le recontinue, mais celui où chaque jour on le réabandonne et le referme. Matin, neuf heures un quart, note par exemple Amiel en tête d'une de ses folles excursions dans les idées, mais l'inspiration et la main sont si déliées que les quatre pages qui la contiennent sont achevées à dix heures. Quand il reprend le Journal à quatre heures de l'après-midi, qu'a-t-il fait entre temps ? Il a rendu, comme on dit, cinq visites, écrit dix lettres et corrigé soit pour lui-même ou soit pour d'autres cinquante feuilles d'épreuves d'imprimerie. Par conséquent cet homme qui ne cesse dans ce confident-miroir, cet "avant-gîte du gîte", cette "avant-conscience de la conscience" qu'est pour lui le Journal de s'accuser d'indolence, d'indécision, d'involonté (et si vite que la pensée et la main aillent, tout cela tout de même à coucher sur le papier prend également du temps), ce même homme en un jour a fait cent choses où il faut supposer aussi peut-être que l'homme moyen du XIXe siècle était plus actif que celui d'aujourd'hui, et choses non point frivoles ainsi que dans la foulée il s'en accuse encore, mais graves et urgentes, qui lui semblaient avoir le pas sur toutes autres tout en le touchant très peu lui-même comme l'homme, contrairement à une vieille réputation tenace, ne se souciait de lui, traduisez ne s'aimait plus qu'il ne convient, en un mot était le contraire d'un Narcisse. Comment ainsi ce Journal intime, témoignage comme journal et comme intime d'un regard sans fin porté sur soi? Il faut tenter de répondre à cette question sans espoir de la résoudre, car cette question tourne autour d'un mystère, un vrai, c'est-à-dire qu'on ne percera jamais. Voici cependant ma modeste réponse, toute d'un moment , et aussi peu apocalyptique que possible.

Je crois qu' Amiel dès sa jeunesse, sans en être bien conscient, s'était choisi lui-même non seulement comme objet d' étude, mais comme (et nous revenons ici à l'alchimie) matière première de son œuvre ("or, notre œuvre à nous, c'est peut-être nous"). Cela expliquerait la curieuse incapacité dans laquelle il était d'écrire et de publier des livres, ou même un seul, "son" livre ainsi que quelquefois il le nomme, mais de très loin, de manière très abstraite, sans paraître se soucier de son contenu, à tel point que nous le savons, nous lecteurs du Journal intégral imprimé, ce qu'il eût contenu, mieux que lui, que c'était une amplification jusqu'à saturation de tout ce qui se fût trouvé dans son Journal ou dans ses notes de cours (à ce jour encore inédites) de plus spéculatif, surtout sur l'Homme (soit donc une anthropologie) et le génie comparé des nationalités. Amiel a bien publié des volumes, même d'assez forts volumes, mais c'étaient des recueils (et recueils de poèmes, choses qui lui venaient aisément et toutes seules), où l'on ne fait que recueillir justement et monter (au sens cinématographique), mais où l'on ne compose pas. Cette incapacité d'écrire (c'est-à-dire de composer), et donc de publier, prend comme on le voit ici la forme, par sur-capacité sur-consciente et paralysante de tout comprendre et de parler de tout, d'une incapacité bien compréhensible à son tour de se trouver un sujet, de se décider pour un sujet plutôt qu'un autre, qui s'appelle embarras du choix. Et pour revenir à ma proposition ou hypothèse, Amiel est mort quelques années trop tôt pour avoir pu connaître cet inquiétant, ce bouleversant récit de l'Ecossais aussi protestant que lui Robert-Louis Stevenson, Dr Jekyll and Mr Hyde. Amiel meurt en 81, le récit sort en 86, Amiel lisait l'anglais. Qu'eût pensé de ce récit notre auteur s'il l'avait pu lire? L'eût-il porté froidement enfin à réfléchir (car jamais il ne le fait, il sent vaguement, passant par là, qu'il y a question, mais toujours cette question élude, assez seigneurialement parfois, comparant par exemple ce qu'il fait à de la musique, pour les "retours de thèmes") sur son propre si vain, absurde et suicidaire quotidien face-à-face avec lui-même et combat singulier contre lui-même? Car ce récit de Stevenson est terrible. Il montre que le censeur et forgeron de soi-même ou qui voudrait prétendre à ce rôle jamais ne vient à bout de sa censure et de son forgement, jamais du moins sinon par la Parque rusée. Le puritain Dr Jekyll a réussi par je ne sais quelles sombres voies spagyriques et Stevenson ne le sait plus que moi à séparer en lui dans le temps, quand Amiel c'était dans l'espace ou alors dans un temps infinitésimal, l'être bon et l'être mauvais, l'ange et la bête, c'est-à-dire qu'il a réussi, à volonté, à se transformer de l'un dans l'autre. Mais plût à Dieu qu'il n'eût point séparé ce qui devait rester uni, car de la peau de l'être mauvais, de la bête, de Mr Hyde, il lui est de plus en plus malaisé de ressortir, on le voit assiégé de ce que du temps de Timothy Leary les preneurs d'acide lysergique appelaient back trips et un matin sentant qu'il n'en pourra ressortir du tout plus il se tue. Il se tue bien comme bête, comme ce Mr Hyde qui est sa camisole chimique, mais en se tuant comme Hyde il se tue en même temps comme Jekyll, vu qu'il ne saurait y avoir qu'un seul cadavre, que le cadavre infailliblement ramène à l'unité.

Amiel ne pouvait songer à se tuer, parce que sa schizophrénie se déployait dans l'espace, mais guerroyant contre lui-même il espérait tout comme Jekyll de cette guerre que la victoire en reviendrait à l'ange en lui, quand après chaque combat, tout ainsi que chez Jekyll encore, c'est sans le savoir à la bête qu'il l'avait laissée. Ses récriminations contre lui-même n'ayant d'objet ne pouvaient avoir de fruit. Mieux dirais-je la tenue du Journal, moyen de ces récriminations, en étant en même temps l'objet secret, la contradiction était telle que l'affaire ne pouvait que s'interminer (Amiel en était conscient plus que personne) par une progressive incarcération dans le propre moyen de libération. Car enfin se donne-t-on des coups de pieds au derrière par l'intermédiaire d'un journal ? Un journal peut-il avoir autre utilité, fonction, que de se remémorer tous ces événements d'une journée qui ne paraissent avoir sens en eux-mêmes, mais auront chance d'en trouver le lendemain ou les jours suivants, quand on leur en aura rattaché d'autres ? Non point, je crois, si celle-là même encore. Le journal est, je veux dire devrait être, un mémorial et non un tribunal, encore moins un à qui l'on demanderait quotidiennement de rejuger le même procès dans lequel les parties sont le plaignant contre le plaignant et leurs complices le journal contre le journal. Et l'on revient à l'idée banale que le journal ne doit être le lieutenant de l'œuvre à faire.

Pour moi je ne crois même que tenir un journal soit légitime, n'importe que ce journal soit intime ou public. L'idée même qu'on le puisse faire me dépasse, et plus j'y pense et plus me dépasse et m'effraie même. S'il m'est arrivé quelque chose (et encore importante, car il y a cela aussi), je le sais, c'est tout, et ne ressens nul besoin d'en noter le jour et l'heure, et quant à ce qui dans ce jour-là, à cette heure-là m'est arrivé, je n'aurai point assez de toute ma vie pour m'en souvenir. Il se conclut de là que la seule, toute la, légitimité du Journal d'Amiel réside dans sa génialité, et que cette génialité est tout aussi ce qui a trompé ses détracteurs. Quand on a prétendu qu'Amiel pensait trop loin, que sa petite pensée tournant en rond se détruisait elle-même avec son penseur, c'est qu'on ne soupçonnait point ce qu'est la pensée. Quand on a prétendu qu'Amiel écrivait mal, et allemand en français par exemple (insensé reproche à moins, ce qui est douteux, qu'on ne visât sa ponctuation et le même qu'essuyera quarante ans plus tard Ramuz), c'est qu'on ne soupçonnait ce qu'est écrire. Le rejet vient ici d'envie (envie de même ordre que celle, sourde, mais bien aussi certaine et noire, que lui portaient ses concitoyens, que sa candeur fière l'empêchait de voir, qui fut la clé de son isolement funeste, funeste à tous, à lui, Amiel, et à nous aussi bien, ses lecteurs potentiels): cet auteur ne sait penser parce qu'à le suivre dans sa pensée je m'essouffle, cet auteur ne sait écrire parce qu'il me révèle, à moi-même qui écris, toute l'ignorance où je suis de mon métier et de ma langue, de mon métier et de son médium.

Même si parler n'égale écrire, il peut n'être inintéressant ici de rappeler avec Amiel le sentiment qui fut celui de Fanny Mercier, la dépositaire du Journal et l'éditrice avec Schérer de ses premiers fragments, le soir qu'Amiel et elle se rencontrèrent pour la première fois (Amiel n'apprend cela que vingt-cinq ans après jour pour jour par une lettre de son amie et encore une fois le note immédiatement) : Amiel et la jeune femme n'ont été présentés encore, mais aux oreilles de notre débutante parviennent les bribes d'une conversation (ou peut-être ne s'agit-il que d'un monologue) qu'Amiel poursuit avec une autre femme (comme l'instinct d'Amiel le portait à ne parler qu'aux femmes, les hommes l'impatientant par leurs idées toutes faites qu'il appelait opinions et étaient ce qu'il détestait le plus au monde). Le passage porte qui n'est le plus beau spécimen d'Amiel écrivain (où le pronom personnel désigne Fanny Mercier): "Il lui sembla, chose étrange, entendre tout à coup un idiome à la fois mystérieux et familier, intelligible et sacré, une langue natale dont elle avait l'intelligence en son âme, mais qu'elle n'avait pas encore entendu si bien parler. Etonnée, interdite, touchée, elle se disait: Qui donc est ce penseur?" .

Cette langue parlée magique transmuée en langue écrite, c'est la langue du Journal, cette langue qui tourne comme un moulin fou du Journal. C'est celle, déjà, de ses tout premiers fragments parus. Ce sera celle mieux encore de ceux qui en paraîtront ensuite, dont on ne compte pas moins de sept recueils, comme ces fragments, progressivement, gagneront en longueur, jusqu'à couvrir sans suppressions toute une année. Ce sera celle tout à fait enfin du Journal intégral tel que nous avons la chance de le connaître aujourd'hui. Car le Journal n'est autre chose qu'une improvisation écrite. L'improvisation de bouche nous jette à la tête des pélerins de passage, l'improvisation de plume à la tête de nous-mêmes, premiers lecteurs de ce que nous écrivons. L'extrêmement vive et vaste curiosité que suscita la première édition de ces premiers fragments, comme elle alla spontanément à l'homme (quel est ce "monstre incompréhensible"?), non à l'auteur, empêcha de sentir l'inouï de leur langue. On vit dans l'œuvre (car le Journal est une œuvre malgré l'absence en lui de travail) un document, et courut à ce qu'on s'imaginait qu'il documentait. On y courut si droit et si plein de rage d'entendre qu'on réussit à y trouver tout le plus contradictoire. Par là l'on perdait de vue que si le Journal est un document, c'est moins sur son auteur que sur l 'homme en général. Les juges les plus sévères pour ne dire les plus iniques d'Amiel ne virent qu' eux-mêmes seraient tombés sous le coup des propres accusations qu'Amiel forme contre lui s'ils eussent daigné seulement s'examiner un peu. On peut se demander même si une telle insensibilité à la langue n'a point conduit à une telle insensibilité à la pensée (je ne parle évidemment ici que de ses lecteurs en français, je ne sais ce que valent les traductions). Car tout la pensée n'est-elle dans la langue? Toutes les suppositions les plus déraisonnables dans lesquelles on s'est égaré quand il s'est agi de définir la personnalité d'Amiel auraient ainsi pour source une simple non-perception de sa langue, non-perception par refus même peut-être de s'y intéresser. On a joué contre la beauté de l'expression une supposée laideur dans celui qui s'exprime. On est allé chercher bassement, ainsi que font la psychanalyse et les psychanalystes, sous cette beauté tout ce qui la pouvait tourner en laideur et ridicule.

La vérité vraie est qu'Amiel tout est, tout autre chose, qu'un cas étrange (ce "strange case" que porte le titre du récit de Stevenson), à plus forte raison tout qu'un cas clinique. Amiel, c'est l'homme, l'homme nu et qui se voit tel, et cette langue-écriture hésitante, tâtonnante, répétitive, exploratoire, cette langue-et-écriture tournoyante du Journal qui va parfois jusqu'à l'agacement de son pratiquant même (immédiatement exprimé derechef) , la propre langue-et-écriture de l'homme qui se voit nu, une langue-et-écriture plus embrassante que toutes celles des habillés qui se peignent non seulement habillés mais déguisés, une langue-et-écriture seconde, une sorte de métalangue-et-écriture à la précision d'horlogerie si haut élevée au-dessus de la langue-et-écriture commune même littéraire qu'elle défie, dépasse et déclasse les styles. Sa noblesse et indifférence impersonnelles (seul l'humour, toujours à l'affût, humour sous son air de n'y toucher assez dur et volontiers dirigé contre soi-même, rappelle derrière tout cela la présence d'un individu) me semblent avoir tant effarouché les plus grands critiques qu'ils n'y ont reconnu dans cet état de sublimation leur propre langue (tout le contraire au fond de ce qui était arrivé à Fanny Mercier). L'objectivité terrifie, car elle menace les édifices arbitraires et confortables de la foi, et l'on rejette instinctivement tout ce qui a chances de la servir, à commencer précisément par une langue-et-écriture pure, nette, neutre, aussi flexible et invisible que l'appareil de prises de vue est ou plus exactement devrait être sur un plateau de tournage de cinéma.

Aussi absurde et monstrueuse cependant que paraisse, ou (n'ayons peur du mot) soit même l'idée de tenir un journal et plus encore d'y mélanger et tricoter sans aucune évidente convenance faits et gestes de la journée et excursions métaphysiques les plus hardies, ce journal tel qu'il fut tenu, dans sa forme inchangée, ce journal baignant dans sa langue et dans son écriture, ce journal a réussi en moins d'un siècle, par voies souterraines et secrètes, à se forcer son passage vers la postérité. C'est l'effet de cette ruse à laquelle il fallut qu'il se prêtât, dont il était bien innocent, ruse qu'ont bien vue les deux plus sympathiques critiques d'Amiel d'avant 1930, Robert de Traz et Albert Thibaudet, et qui consiste, se sentant deux fonctions (où l'on voit par deux fois que j'accorde à ce journal une âme), l'une de se sacrifier à l'affinement de l'auteur et dans l'auteur de l'homme (de Traz), l'autre de faire œuvre non seulement en la place, mais encore en dépit de l'auteur (Thibaudet et son hypothèse mi-sérieuse mi-badine d'une manière de malin génie fermant devant l'auteur toutes les issues autres que celle du Journal, l'attelant pour ainsi dire à lui), à cacher la seconde sous la première.

Ce souci de la postérité, ou mieux ce souci de soi par rapport à elle (me lira-t-on, quelqu'un me lira-t-il, dans un siècle? se demande-t-on), ce souci qu'aucun homme qui écrit ne peut prétendre qu'il ne l'a, à un moment ou à un autre, ne serait-ce qu'effleuré, il est curieux d'observer que chez Amiel et de plus dans un journal intime, où l'on pourrait penser qu'on a liberté de se "lâcher", ce souci n'apparaît que très peu. Et pourtant, or pourtant, par ce journal même, ou plutôt par quelques fragments habilement pris à toutes les époques de ce journal qui couvre presque quarante ans de vie, très vite Amiel, un an après sa mort, conquiert toute l'Europe francophone, puis ce journal traduit en je ne sais combien de langues bientôt l'Europe entière, s'acquérant à lui-même une gloire qui est la seule qui le beau nom de gloire mérite, cette gloire certes aussi fragile que l'autre, mais au beau nom déjà de laquelle on peut ajouter celui prestigieux de posthume.

Mais ce n'est encore, même en français, dans ces pauvres fragments, la langue qu'on aperçut, mais tout au plus les misérables affres, scrupules, balancements du penseur. Des fragments ne forment encore un texte. Ils ne sauraient restituer, et cela d'autant moins qu'ils refléteront toujours le goût, les préférences, les préoccupations de ceux qui les ont extraits, toutes les tonalités d'une voix, encore moins d'une capable de toutes les tonalités. Ils ne sauraient rendre justice à toute la polymorphie d'un discours, encore moins d'un dont le sort inévitable justement était d'être polymorphe. C'est aujourd'hui seulement que nous disposons du Journal dans son intégralité qu'on pourra se poser la question de sa langue extraordinaire, la question du comment de cette langue extraordinaire qui est en lui ce qu'il y a de plus résistant à l'analyse plutôt que celle fatigante, impatientante et par-dessus tout impertinente de la personnalité justement d'un auteur qui n'avait de cesse de vouloir s'impersonnaliser, de son improbable maladie ou de son improbable folie.

Les vraies études amiéliennes sont à venir, et leur avènement sonnera l'heure à la fois,de la justice et du triomphe pour ce génie méconnu et méjugé.
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