AVANT-PROPOS
         
         En 1839, année où se situe le
            voyage d'Amiel, existait depuis vingt ans une
            société d'étudiants établie
            à Zofingue, fort vivante parmi la jeunesse
            académique de la Confédération.
            Cette année-là, le Comité central
            était destiné aux membres de la section
            genevoise, dont Amiel faisait partie. Malgré son
            âge, il n'avait que dix-sept ans, la
            défection, pour des raisons diverses, de ses
            aînés, le rendait éligible. Ainsi
            s'explique le voyage à Zofingue, "couvert" par la
            tenue journalière de notes dans un carnet de
            voyage. Il nous a semblé intéressant de le
            porter à la connaissance des amateurs d'Amiel
            puisqu'il complétait les premières pages de
            son journal publié dans l'édition
            intégrale. 
             
            Il s'agit cependant d'un bien petit poisson qui se
            débat ici dans le filet de notre curiosité.
            Ce sont uniquement des notes de voyage et non un journal
            personnel. La comparaison avec les parties de son journal
            qui encadrent son voyage zofingien le montre : pas trace
            de conflits intimes, de doutes, d'inquiétudes.
            Rédigé au crayon sur un petit carnet,
            souvent durant les trajets en diligence, il contient
            essentiellement des descriptions de l'itinéraire,
            des campagnes traversées, des localités
            visitées. Les observations sur ses compagnons de
            route ou de rencontre sont rares et se limitent à
            une indication générale, on ne peut parler
            de portraits. Le ton devient cependant plus personnel
            lorsque Amiel rend compte de ses rencontres avec ses
            soeurs, qu'il visite, à deux reprises, au
            pensionnat de Montmirail. II est très attentif
            à leur santé et à leurs
            études. Egalement remarquable est l'attention
            qu'il porte aux paysages, qu'il décrit avec l'oeil
            d'un amateur de peinture; il se réfère
            à Calame et son vocabulaire étendu rend
            avec précision les nuances de couleurs. Le Saut du
            Doubs, première cascade d'importance qu'il
            contemple dans sa vie, l'inspire particulièrement
            et nous vaut une vingtaine de lignes d'une description
            soignée. Mais, du point de vue de
            l'écriture, le plus remarquable, peut-être,
            réside dans une notation du 10 septembre,
            où il rend, de manière très souple,
            la sensation de fatigue intense et de bien-être qui
            l'envahit lorsqu'il cède au sommeil. 
             
            Amiel met le voyage à Zofingue à profit
            pour rendre visite à ses soeurs mais aussi la
            cousine de sa mère, Julie Brandt, qui vivait
            à Cormondrèche près de
            Neuchâtel. C'est dans la région de
            Neuchâtel que s'était installée sa
            famille maternelle, les Brandt. Il se trouve donc dans le
            pays de sa mère, logé chez une cousine qui
            l'adorait (1). Ceci représente pour lui la face
            lumineuse du canton de Neuchâtel, mais il en est
            une autre, sombre, qu'il ignorait encore au moment de son
            pèlerinage zofingien et dont plus tard et
            jusqu'à ses dernières années il
            s'entretiendra douloureusement avec sa cousine Julie
            Brandt. A Auvernier, près de Neuchâtel, se
            voit encore aujourd'hui une imposante demeure,
            nommée la Maison Carrée, qui fut construite
            par l'arrière grand-père maternel d'Amiel
            et son frère. Cet aïeul fit, semble-t-il, de
            mauvaises affaires, se suicida et laissa sa famille
            ruinée. Sa femme se ligua avec deux de ses filles
            contre la troisième, la mère d'Amiel et les
            conséquences en furent telles qu'Amiel, moins de
            deux ans avant sa mort, notait ceci dans son journal : "
            Causé [avec Julie Brandt] des tortueuses
            manoeuvres qui ont fait traîner douze ans à
            Auvernier certain règlement d'hoirie, manoeuvres
            qui ont ruiné la santé de ma pauvre cousine
            et coûté la vie à ma mère,
            peut-être même à mon père.
            L'indignation m'a fait bouillir le sang contre ces
            parents-reptiles; mais ils sont morts, eux aussi; ne
            remuons pas leurs cendres et ne prononçons pas
            leurs noms odieux. " 20 septembre 1879. 
            
            *
            
            Les pages qui vont suivre sont la transcription d'un
            petit carnet très mince, écrit au crayon,
            conservé à la Bibliothèque publique
            et universitaire de Genève, Ms fr. 3020 (2). La
            transcription est due à l'obligeance de Mme Anne
            Cottier, qui, plutôt que de nous envoyer des
            photocopies peu lisibles, a préféré
            retranscrire le carnet. Qu'elle en soit ici
            remerciée. Mme Cottier nous signale
            également qu'à l'envers du carnet, Amiel a
            inscrit "dépenses", sans toutefois en noter
            aucune, puis, sur trois feuillets, des notes
            physiognomoniques décrivant les différentes
            espèces de sourcils, de nez, de fronts, d'yeux, de
            mentons auxquelles s'ajoute un résumé du
            "régime pythagoricien". 
             
            
            André Leroy et Louis
            Vannieuwenborgh 
            
             
            1 - Extrait du journal d'Amiel à la date du 29
            août 1839 : " Reçu une lettre de cousine
            Julie, bonne et remplie jusqu'à la tranche. Ce
            n'est pas sans raison, car elle m'en devait trois. Elle
            donne quelques bons conseils sur la distraction, la pente
            aux rêveries, et brûle de me turlupiner en
            personne. Mon lit neuchâtelois est prêt. La
            grand'mère est au bout de ses peines, et toutes
            les deux sont bien depuis plusieurs jours. 
             
            2 - La référence donnée dans le
            volume I de l'édition intégrale mentionne
            la date du 20 octobre comme fin du voyage, il n'a
            duré en réalité que jusqu'au 2
            octobre.
  
         
           
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