BRUT DE
            SCANNAGE
            CORRECTIONS EN COURS
            
            
            
            La gloire a partout ses engouements et ses retours, mais
            nulle part ces péripéties ne sont plus
            brusques et plus impitoyables qu'en France. La vogue
            passionnée s'y expie souvent par l'abandon le plus
            dédaigneux, l'idolâtrie d'un jour par
            l'aversion du lendemain, l'apothéose d'un temps
            par le sarcasme de l'autre. Ces vicissitudes ont une
            double raison: La mobilité de l'opinion sur tout
            ce qui est en litige ; la tenacité de cette
            même opinion sur tout ce qu'elle a une fois
            jugé, bien ou mal. La première n'a
            d'égale que la seconde, et il est curieux de voir
            la soumission parfaite et presque servile du
            préjugé traditionnel sur le passé
            servir comme de compensation aux décisions
            capricieuces et changeantes de la mode sur le
            présent. Un peu plus de sang-froid ou
            d'indépendance de jugement préviendraient
            les deux excès; mais en se corrigeant de ces deux
            défauts , la France ne perdrait-elle pas de ses
            grâces et peut-être de ses avantages?
            
            Une tendance qui s'allie assez bien aux
            précédentes, et qui les favorise, c'est
            l'inclination aux types, nouvelle exagération qui
            abaisse outre mesure certains noms pour agrandir certains
            autres; commode pour l'histoire littéraire, mais
            injuste envers les individus. Et même, est-ce bien
            injuste qu'il faut dire? Qu'estce donc que la gloire, en
            tout genre, sinon, au fond, une injustice analogue, la
            capitalisation sur un nom unique d'une somme plus ou
            moins considérable de mérites anonymes? On
            l'a déjà demandé : Combien ne
            faut-il pas d'hommes pour faire un grand homme? et ne
            semble-t-il pas que les registres de la renommée
            aient dès longtemps deviné notre
            système numérique, où le secret pour
            obtenir de grands nombres est d'avoir beaucoup de
            zéros?
            
            Cette tendance française se précise
            encore mieux par un eontraste. « En France, » a
            dit un Allemand' qui a écrit en français
            des pages admirables, mélange de Sterne, de Jean
            Paul et de Jean-Jaques, « en France, les
            écrivains renommés ne
            
            sont pas riches seulement de leur propre esprit, mais
            encore « de l'espritde leur pays, ils sont des rois
            qui représentent la coin« munauté
            intellectuelle. Mais en Allemagne où la
            réforme re" ligieuse a émancipé
            toutes les intelligences, on ne tient compte « aux
            grands écrivains que du mérite qui leur est
            propre, on ne « leur accorde pas une gloire
            représentative des autres gloires. »
            
            C'est ainsi que nos illustrations deviennent
            traditionnelles comme nos déchéances, selon
            la loi piquante: « Rien ne réussit « en
            France comme le succès, » laquelle a
            naturellement pour réciproque: « Rien n'y
            donne tort comme un échec. » Or le plus grand
            échec, le plus inexorable, c'est le ridicule.
            
            Ronsard a épuisé dans tout leur
            enivrement et dans toute leur amertume les deux coupes de
            la célébrité. Adoré, puis
            bafoué; porté en triomphe, puis
            traîné aux gémonies, le prince
            Boerne. Introduction â la Balance, (Revue
            allemande-francaise de 1836.1
            
            Ill
            
            des poètes français, l'Homère
            vendomois a vu son nom, symbole, pendant cinquante
            années, de majesté et de poésie,
            devenir plus tard un objet de risée et un stigmate
            de mépris. Singulière et
            mélancolique destinée! Avoir reçu
            des mains de trois rois de France et de deux reines
            étrangères le sceptre littéraire
            déjà décerné par l'admiration
            universelle; avoir conquis son époque
            entière et entendu le concert unanime
            d'acclamations de tous les savants, de tous les
            poètes, de tous les hommes graves, de tous les
            esprits d'élite de son pays et du inonde
            lettré, inclinés avec respect et presque
            agenouillés devant sa gloire; avoir
            été consulté par le Tasse; avoir
            été comme Dante, commenté
            publiquement dans les universités de l'Europe;
            avoir pu dire à ses contemporains sans
            forfanterie, parce que tout le siècle l'avait
            proclamé:
            
            Oui, de ma plénitude
            
            Vous êtes tous remplis; je suis seul votre
            étude; Vous êtes tous issus de ma muse et de
            moi; Vous êtes mes sujets, et, je suis votre roi
            ;
            
            avoir eu son cercueil environné d'hommages
            comme on n'en réserve qu'au sang des souverains,
            et de lamentations comme si toute une littérature
            descendait à la fois au tombeau'! Quoi?
            «Tant
            
            de bruit pour rien! » ou moins que cela, pour
            obtenir sur son eeuvre un jugement tel que celui-ci :
            « Monstrueux édifice, «
            péle-mêle d'audace et d'impuissance, de
            stérilité et de facilité
            «formidable, de paresse et de labeur,» et se
            voir accorder « une « immortalité
            ridicule ! » '.
            
            Tout est-il dit sur Ronsard? Non ; il devait
            éprouver un nouveau caprice de la fortune. Voici
            tantôt vingt ans que l'école roinantique a
            tenté sa réhabilitation et demandé
            la révision sinon la cassation de l'arrêt
            littéraire qui l'avait flétri. Le plaidoyer
            fut
            
            ' Oeuvres de Ronsard (éditition (le Barth.
            Macé, paris 1709, in-folio, p. 108s. ' Voir les
            épitaphes innombrables faites pour Ronsard, entre
            autres les distiques de Jean Dorat, où la mort, en
            frappant Ronsard, enlève â la fois à
            'a France: Homère, Virgile, Eschyle, Sophocle,
            Théocrite et Pindare.
            
            ° Nisard. Hist. titi, de la France, lie. H, chah.
            1 .
            
            habile, intéressant, plus sympathique chez les
            uns', plus sévère chez les autres'. Mais la
            tradition trouva aussi de vigoureux défenseurs. Ce
            nom, pris et repris comme un drapeau, n'a pas ' encore
            obtenu sa place définitive. La partialité
            ou la prévention céderont-elles à la
            stricte justice? En attendant, essayons d'éloi
            
            g ner quelques méprises qui nous paraissent
            subsister encore dans 1a discussion , d'indiquer les
            causes prochaines de tant de vacillements, et de
            déterminer la vraie signification de ce
            débat, où Malherbe s'oppose à
            Ronsard.
            
            On accuse ordinairement Ronsard d'avoir en
            français parlé grec et latin (Boileau). Or,
            a dit quelqu'un «c'est un crime de «
            lèze-majesté d'abandonner le langage de son
            pays, vivant et florissant, pour vouloir déterrer
            je ne sais quelle cendre des « anciens et abbayer
            les vertus des trépassés et encore
            opiniàtre« ment se braver là-dessus et
            dire: J'atteste les muses que je " ne suis point
            ignorant..... Je supplie humblement ceux aux« quels
            les muses. ont inspiré leur faveur de
            n'étre plus latineurs « ni
            grécaniseurs, comme ils sont plus par ostentation
            que par « devoir. »
            
            Ce quelqu'un, le croirait-on? c'est Ronsard
            (édit. citée p. 591). Ronsard soutient
            partout le droit des langues vivantes et des peuples
            modernes: « Ce n'est raison que la nature soit
            toujours si pro« digue de ses biens à deux ou
            trois nations, qu'elle ne veuille
            
            conserver ses richesses aussi bien pour les derniers
            comme les «premiers (p. 590).-Quiconque furent les
            premiers qui osèrent « abandonner la langue
            des anciens pour honorer celle de leur « pays, ils
            furent véritablement bons enfants et non ingrats
            ci« toyens, et dignes d'être couronnés
            sur une statue publique » (p. 1133).
            
            Et celui qui cultivait si religieusement le langage et
            qui a (lit La parole, Ronsard, est la seule magie,
            
            que voulait-il faire de son idiome maternel? comment
            entendait-il le développer?
            
            ' Sle-Beuve. Tableau de la poésie
            française au 16me siècle, Paris 1828.
            
            ' Philar. Chasles. Hist. (le la langue et de la
            litlér. franc. do 1470 à 1610, ouvrage
            couronné en 1828.)
            
            i
            
            v
            
            D'abord en ne laissant rien perdre de ses richesses
            acquises « Tu ne rejetteras point les vieux mots de
            nos romans, ains « (mais) les choisiras avec
            mûre et prudente élection » (p. 1131) ;
            car il préférait les ressources
            indigènes aux emprunts étrangers « Je
            te veux encore avertir de n'écorcher point le
            latin , comme « nos devanciers, qui ont trop
            sottement tiré des Romains une «
            infinité de vocables étrangers, vie qu'il y
            en avait d'aussi bons « en notre propre langage.
            » (p. 1137)
            
            Puis en ouvrant, comme en Grèce et en Germanie,
            les dialectes provinciaux aux besoins de la langue
            écrite, riche terrain où celle-ci plonge
            ses racines et va puiser sa meilleure sève «
            Tu sauras dextrement choisir et approprier à ton
            eeuvre les « mots plus significatifs des dialectes
            de notre France, quand
            
            mémement,(particulièrement) tu n'en
            auras point de si pro« pres et de si bons en ta
            nation, et ne se faut soucier si les « vocables sont
            Gascons, Poitevins, Normands, Manceaux, « Lyonnais,
            pourvu qu'ils soient bons? » (p. 1131). Loin de
            méconnaître l'unité de langage, il en
            signale la nécessité en Même temps
            que l'insuffisance
            
            « Aujourd'hui pour ce que notre France
            n'obéit qu'à un « seul roi, nous
            sommes contraints de parler son langage, « autrement
            notre labeur serait estimé peu de chose » (p.
            1132).
            
            « Entre les dialectes; le courtisan (le langage
            de la cour) est « toujours le plus beau à
            cause de la majesté du prince, mais « il ne
            peut être parfait sans l'aide des autres » (p.
            590).
            
            Ronsard indique pour troisième ressource de la
            langue poétique, le vocabulaire.des principaux
            arts et métiers: « Tu pra« tiqueras bien
            souvent les artisans de tous métiers comme de
            « marine, vénerie, fauconnerie et
            principalement les artisans de « feu,
            orfèvres, fondeurs, maréchaux,
            minéralistes, et de là tireras «
            mainte belle et vive comparaison » (p. 1131).
            
            Toutes ces vues sur le langage sont saines, et je n'ai
            pas besoin de faire remarquer comme elles sont encore
            applicables et en partie appliquées de nos
            jours.
            
            Enfin pour l'extension du vocabulaire, Ronsard
            conseille une dernière mesure dont il a trop
            usé, mais dont on fait injustement son grand
            moyen, tandis que c'était son pis-aller: le
            néo-
            
            VI
            
            logisme. « Tu composeras hardiment des mots,
            à l'imitation des. grecs et latins; »
            toutefois avec quelle précaution? « pourvu
            qu'ils « soient gracieux et plaisants à
            l'oreille » (p. 1138). Il revendique ce droit de
            création comme un privilége du
            poète, et montre historiquement que les
            poètes en ont toujours usé , et que ces
            mots nouveaux , après quelque temps
            reçoivent droit de bourgeoisie en passant par les
            orateurs et par la conversation. « Telle «
            monnaie, soit d'or, soit d'argent, semble étrange
            au com« mencement; puis l'usage l'adoucit, et la
            faisant recevoir a lui donne autorité et
            crédit » (P. 590).
            
            Pour les. néologismes, il s'appuie sur les
            vrais principes: l'analogie, et la dérivation :
            « Prends, dit-il, la sage hardiesse d'inven«
            ter des vocables nouveaux,,pourvu qu'ils soient
            moulés et fa« çonnés sur un
            patron déjà reçu du peuple »
            (p. 589). - « Si les « vieux mats ont
            laissé quelque rejeton, tu le pourras provi«
            gner, amender et cultiver, afin qu'il se repeuple de
            nouveau. »
            
            Et quant à notre syntaxe, Ronsard
            déconseille déjà l'inversion, et
            l'omission des articles et pronoms personnels.
            
            Pour le style, ses visées n'étaient pas
            moins hautes. Il ne se proposa rien moins que de
            créer la langue poétique,
            
            A vingt ans .....
            
            Je vis que des Français le langage trop bas, A
            terre se tramait sans ordre ni compas ; Adoncque pour
            hausser ma langue maternelle, Indompté du labeur
            je travaillai pour elle,
            
            Je fis des mots nouveaux, je rappelai les vieux.... Je
            fis d'autre façon que n'avaient les antiques
            (c'est à dire comme les anciens)
            
            Vocables composés et phrases poekiques. et de
            fonder la langue des divers genres Cherche un renom qui
            les âges surmonte Un bruit qui dure, une gloire qui
            monte Jusqu'aux neveux, et tente à cet effet
            
            Si tu veux être un poète parfait
            
            Mille sujets de mille et mille modes, Chants
            pastoraux, Hymnes, Poèmes et Odes. Fuyant surtout
            ces vulgaires façons,
            
            Ces vers sans art, ces nouvelles chansons.
            
            Vil
            
            (le style de madrigal, les bagatelles, rondeaux et
            badinages marotiques )
            
            Qui n'auront bruit à la suite des âges
            Qu'entre les mains des filles et des pages (Succès
            de cour et de ruelles)
            
            (Supplément, p. 123.) Fais donc voir aux yeux
            de la France
            
            Un vers qui soit industrieux, Foudroyant la vieille
            ignorance De nos pères peu curieux.
            
            (Supplément 69.)
            
            L'écrivain savant se fait ici trop remarquer;
            ailleurson sent mieux la lutte courageuse du poète
            contre une langue encore impropre au style
            élevé. '
            
            Mais tout ceci n'est-il qu'une querelle de forme,
            qu'une révolution de facture et de vocabulaire?
            Ronsard n'est-il, comme on l'a dit, qu'un versificateur?
            Il est vrai qu'il a singulièrement
            perfectionné le vers, qu'il a assoupli la langue
            à tous les tons, qu'il a inventé six
            à huit formes nouvelles de strophes; essayé
            chaque genre, du poème épique à la
            chanson, en passant par l'élégie, l'hymne,
            l'épître, l'idylle, le bocage, le sonnet,
            l'ode, la mascarade, l'épigramme. la satire, et
            donné dans sa Préface de la Franciade, et
            dans son Abrégé (en prose) de l'art
            poétique, des conseils délicats sur l'art
            d'écrire en vers; il est vrai qu'il s'est beaucoup
            occupé du versificateur, mais est-ce au
            détriment du poète? Voyons.
            
            « Tous ceux qui écrivent en carmes
            (carmina), tant doctes « puissent-ils être, ne
            sont pas poètes. II y a autant de
            différence « entre un poète et un
            versificateur qu'entre un vénérable
            prophète « et un charlatan vendeur de
            thériaques. » (p. 583.)
            
            « Le but du poète est d'imiter, inventer
            et représenter les cho« ses qui sont, qui
            peuvent être ou que les anciens ont estimé
            « comme véritables. » (p. 1132.) '
            
            « Tu seras industrieux à émouvoir
            les passions et affections « de l'âme, car
            c'est la meilleure partie de ton métier, par des
            « carmes qui t'émouvront le premier soit
            à rire ou à pleurer » (p
            587).
            
            VIII
            
            Ronsard distingue aussi très-nettement le
            poète épique de l'historien, et la
            poésie de la prose rimée
            
            « La maxime très-nécessaire du
            poète est de ne suivre jamais « pas à
            pas la vérité, mais la vraisemblance et le
            possible; lais« saut la véritable narration
            aux historiographes » (p. 583).
            
            J'ai laissé Ronsard lui-mème exposer ses
            idées et ses intentions. On dira peut-être :
            Sa force a-t-elle été au niveau de sa
            volonté? a-t-il été fidèle
            à ses plans, et son oeuvre vient-elle appuyer sa
            théorie? Pas 'complétement, sans doute;
            mais pour qui donc n'en est-il pas de même?
            
            Il faut reconnaître qu'il s'est laissé
            beaucoup trop entraîner à l'imitation des
            anciens, contre sa propre recommandation, jusqu'à
            écrire un jour (en tête du recueil à
            Charles IX)
            
            Les Français qui mes vers liront, S'ils ne sont
            et Grecs et Romains En lieu de ce livre, ils n'auront
            Qu'un pesant faix entre les mains. (p. 655.)
            
            et il se confesse à sa lyre (Odes, Livre I, 22)
            en ces termes Pour te monter_ de cordes et d'un
            fût
            
            Voire d'un son qui naturel te fût, (naturel :
            qui convînt à ta nature)
            
            Je pillai Thébe et saccageai la Pouille
            T'enrichissant de leur belle dépouille.
            
            Il a, quant au vocabulaire, abusé du
            néologisme, surtout en méconnaissant
            l'antipathie du français pour les mots
            composés. Mais pour être juste, il convient
            de remarquer d'une part qu'une foule de ces
            néologismes furent heureux et ont passé
            dans la langue, de l'autre qu'une cinquantaine de ces
            mots composés, distribués sur 2000 colonnes
            in-folio de vers, ne doivent cependant pas suffire
            à éclipser tout le reste.
            
            Pour la versification, depuis que le moule
            symétrique et mo notone du vers et de la strophe
            est brisé, on apprécie la souplesse et la
            nouveauté de ses formes rhythmiques, et on y
            revient avec bonheur.
            
            IX
            
            Pour le style, Ronsard est plein d'audace, de' traits
            heureux, de mots charmants, et si, d'après la
            mesure créée après lui, il n'a pas
            encore le style soutenu, il en a inspiré le besoin
            , et tracé la route. S'il n'a pas accompli pour
            nous la haute poésie, il l'a au moins
            tentée le premier, il en a donné
            l'impression et représenté la merveille
            pour son siècle.
            
            De là sa grandeur, qui n'en est pas moins
            vraie, pour avoir été temporaire. Il a
            réalisé l'idéal de son temps, et
            faut-il, parce que l'enthousiasme de la reconnaissance et
            cette illusion d'optique populaire qui fait prendre le
            sommet apparent pour la cime dernière et le
            suprême effort d'une époque pour le terme
            des progrès possibles, l'ont placé beaucoup
            trop haut, faut-il le punir sans pitié d'une faute
            qui, après tout, n'est pas la sienne? Ronsard a
            été plus modeste qu'on ne le croit. Au
            commencement et à la fin de son long triomphe; il
            a eu comme un pressentiment de sa chute.
            
            Qu'on lise son dix-neuvième sonnet à
            Cassandre De tes soupirs nos neveux se riront
            
            Tu seras fait du vulgaire la fable, etc. (p. il.)
            
            et son épître à Simon Nicolas
            (Suppl. p. 123); qu'on l'écoute dans
            l'épître à Grevin, reconnaître
            avec mélancolie qu'il n'y a eu que bien peu de
            grands poètes
            
            Quatre ou cinq seulement sont apparus au monde...
            qu'au-dessous vient la foule des versificateurs, et que
            Entre les deux métiers un métier s'est
            trouvé, c'est le sien
            
            -lais me voyant sans plus ici demi-poète
            
            lin métier moins divin que le mien je
            souhaite.
            
            A quoi doit-il sa chute? En se reportant aux
            observations générales par lesquelles nous
            avons commencé, on pourrait répondre : A la
            colère qui suit la désillusion, surtout
            dans l'impétueux tempérament
            français, colère que justifient d'ailleurs
            en partie, soit les torts de Ronsard, soit
            l'habileté de ses adversaires.
            
            X
            
            Le tort de Ronsard, c'est l'excès d'audace dans
            l'innovation et le dédain trop hautain de
            l'opinion vulgaire. Confiant clans sa force, il
            entreprend de révolutionner tout seul une
            littérature, et oubliant trop la
            nécessité d'une sanction populaire, il ne
            s'inquiète pas toujours assez d'être ou de
            n'être pas suivi
            
            Ne suis ni le sens ni la rime Ni l'art du moderne
            ignorant, Bien que vulgaire l'estime Et en béant
            l'aille adorant.
            
            (Suppl. p. 69.) Je te salue, ô terre plantureuse
            (la France)
            
            Je te supply qu'à ton gré soit ma lyre
            Et si quelqu'un enrage d'en médire, Soit-il
            prisé du pauvre populaire! (Suppl. p. 84.)
            
            Qu'on n'exagère pas non plus ce reproche.
            Ronsard recommande ailleurs (p. 1132) à son
            disciple: « Tes inventions, bien qu'elles «
            semblent passer celles du vulgaire, seront toutefois
            telles qu'ela les pourront être facilement
            comprises et entendues d'un chacun.»
            
            Puis, qu'on se souvienne qu'alors, les poètes
            n'avaient pas pour horizon un peuple, mais un public, et
            que le public c'était la cour et la ville. Or quel
            est ce vulgaire qu'attaque Ronsard en mainte occasion?
            Chose curieuse et certes inattendue! Ce sont les
            courtisans, à la fois présomptueux et
            ignorants, qui, peu cultivés, veulent faire la loi
            aux poètes et à la langue, ces robins de
            cour qui veulent tout corriger, comme il les appelle
            assez vertement dans la préface de la Franciade
            (p. 590). Nous avons vu avec quel mépris il
            renvoie les poètes frivoles
            
            Entre les mains des filles et es pages,
            
            et dans ce môme art poétique où il
            reconnaît la supériorité du dialecte
            du prince, il garde encore son élève «
            d'affecter « par trop le langage de la cour lequel
            est quelquefois très« mauvais, pour
            être le langage de Demoiselles et jeunes Gen«
            tilshommes qui font plus de profession de bien combattre
            que « de bien parler. » (p. 1132).
            
            Ainsi l'Ennemi épouvantable au chef (Epit.
            à Nicolas), contre
            
            XI
            
            lequel Ronsard combattit avec le plus
            d'énergie, était le goût de la cour,
            goût italien et frivole; l'Ignorance, (ibid.) qu'il
            prétendit terrasser, était l'ignorance de
            la cour; la langue qu'il trouve insuffisante, peu
            correcte et qu'il veut enrichir et amender, est celle de
            la cour. Néanmoins, par une de ces
            fatalités qu'on retrouve souvent dans l'histoire
            de ce poète, on lui prête
            précisément le rôle contraire. Ainsi,
            M. Nisard écrit: «Ronsard confondait la
            noblessedu langage avec le langage des nobles. » Et
            plus loin: «Il n'avait pas assez de génie
            pour avoir un naturel à lui, ni assez
            d'indépendance pour n'être pas courtisan.
            » Ronsard n'a-t-il pas joué de malheur?
            
            L'habileté de ses adversaires acheva ce que ses
            torts avaient commencé. Impuissante contre le
            poète vivant, elle fut plus heureuse contre sa
            gloire. La cour devait trouver dans Malherbe la hache
            destinée à saper cette renommée
            demi-séculaire.
            
            Enfin, Malherbe vint! et le premier en France Il
            réduisit la Muse aux règles du devoir.
            
            Celui qui s'intitulait le tyran des syllabes, fit tant
            et si bien, biffa, lima si fort et si profond, que le
            colosse s'écroula. - L'Académie plus tard ,
            par sa nature même, devint
            l'héritière et l'exécutrice
            testamentaire de Malherbe' et consomma la
            révolution littéraire. Un mot de Balzac
            dessine la situation et montre en même temps les
            racines profondes de cette renommée à
            demiabattue'. «Encore aujourd'hui, Ronsard est
            admiré par les « trois quarts du parlement de
            Paris, et généralement par les «
            autres parlements de France; l'Université et les
            Jésuites tien« nent encore son parti contre
            la Cour et l'Académie. Pourquoi « voulez-vous
            que je me déclare contre un homme si bien ap
            
            puyé?... Abstenons-nous donc pour la
            sûreté de notre personne « de ce nom si
            cher au peuple et qui révolterait tout le monde
            « contre nous. »
            
            En dépit de tant d'admirateurs, en dépit
            des protestations ' Entretien 31`. Voir Ste-Beuve,
            ouvrage cité (édit. Charpentier), p.
            304.
            
            XII
            
            éloquentes de Mlle de Gournay, la fille
            adoptive de Montaigne, qui s'écriait, non sans
            raison: «Est-il rien de plus monstrueux « que
            d'attacher la gloire et le triomphe de la poésie,
            je ne dis « pas encore à l'élocution
            qui certes est de grand poids en « un poème,
            mais l'attacher en la rime, en la polissure, en «
            certaine curiosité de parler à pointe de
            fourchette! ... Quoi
            
            donc? l'excellence d'un livre consiste en choses que
            toutes sor« tes d'esprits peuvent suivre et fuir
            quand ils voudront ?...« Vous diriez, à voir
            faire ces Messieurs, que c'est ce qu'on « retranche
            du vers et non pas ce qu'on y met qui lui donne du «
            prix; et par les degrés de cette
            conséquence, celui qui n'en le« rait point du
            tout serait le meilleur; » . . . . . .
            
            en dépit des coups de fouet
            acérés de Mathurin Régnier contre
            ces nouveaux venus, dont
            
            Il semble en leurs discours hautains et
            généreux, Qu'eux tout seuls du bien dire
            ont trouvé la méthode, Et que rien n'est
            bien fait s'il n'est fait à leur mode...
            Cependant, leur savoir ne s'étend seulement,
            
            Qu'à regratter un mot douteux au jugement...
            Nul aiguillon divin n'élève leur
            courage...
            
            Ils rampent bassement, faibles d'invention, Froids
            à l'imaginer; car s'ils font quelque chose, C'est
            proser de la rime et rimer de la prose; (Sat. IX.)
            
            en dépit de tous ces efforts, Ronsard succomba.
            La nouvelle école avait pour elle les instincts du
            siècle et les conjonctures politiques.
            
            Mais à son tour, deux cents ans plus tard, elle
            devait rencontrer des adversaires. Nous avons
            indiqué la réhabilitation que
            l'école romantique a essayé de Ronsard.
            Bien
            
            . des motifs y poussaient : D'abord l'esprit
            d'opposition aux jugements de l'école classique
            dont on secouait le joug, - puis cette sympathie pour les
            causes perdues qui se trouve toujours après les
            révolutions-puis la communauté des
            intérêts: on voulait en effet une langue
            plus riche et plus souple, une versification plus
            variée, une plus grande indépendance des
            règles conventionnelles et du goût
            monarchique; sur presque tous ces
            
            XII'
            
            points on retrouvait dans Ronsard un devancier;
            même ennemi, but semblable. -Un dernier motif, plus
            pur, c'est l'impartialité historique de notre
            époque qui aime, en pesant d'une main scrupuleuse
            les titres du passé ,
            
            A soulever pour tous l'équitable avenir.
            
            Profitons-en, pour reprendre brièvement le
            procès, et tout en indiquant lesdiverses solutions
            qui en ontété proposées, essayonsen
            aussi une pour terminer.
            
            Dans la victoire décisive remportée par
            Malherbe sur Ronsard, on a vu le triomphe tantôt de
            la langue française sur le grec et le latin,
            tantôt du goût national sur le goût
            étranger, tantôt de la bonne versification
            sur la mauvaise, tantôt de la vraie poésie
            sur l'emphase grotesque, et presque de la raison sur
            l'absurdité; le plus souvent même on y a vu
            tout cela à la fois, et Ronsard marqué de
            tous les traits de la réprobation s'est
            affaissé d'autant sous son rival grandi
            lui-même de tous les hommages de la reconnaissance
            publique, et devenu une espèce d'Ormuz
            libérateur refoulant dans ses
            ténèbres un Ahrimane littéraire.
            
            Mais ce n'est là que le côté
            superficiel du débat. En l'examinant de plus
            près, on reconnaît bientôt que
            laquestion ne peut être résolue qu'à
            une assez grande profondeur. Ronsard et Malherbe,
            lorsqu'on cesse d'y voir des individus, pouryvoirdes
            causes, deviennent en effet des problèmes
            difficiles, parce qu'ils reproduisent clans la
            sphère littéraire, une lutte tout autrement
            solennelle. On ne peut se décider sur Malherbe,
            qu'en jugeant le dix-septième siècle dont
            il est le chef de file littéraire; et ce jugement
            en réclame un autre antérieur, la
            détermination du vrai génie
            français, car ce n'est que du haut de ce point de
            vue supérieur à l'horizon de
            l'époque de Louis XIV, qu'on peut apprécier
            cette époque; et comment se prononcer sur la
            nature et la mission du génie littéraire
            français, sans avoir arrière-soi et au
            moins implicitement, une doctrine de littérature
            comparée, et mémé une philosophie de
            l'histoire? Rien n'est donc moins simple que cette
            question, et l'on comprend la divergence des
            réponses. Quelques mots sur ce dernier point.
            
            XIV
            
            Deux opinions principales se sont formées sur
            lé dix-septième siècle. L'une
            défendue par M. Nisard, érigeant en
            principes absolus la poétique de Boileau, et la
            retrouvant réalisée sous Louis XIV, fait de
            cet àge l'idéal littéraire non
            seulement de la France, mais de tous les temps. L'autre
            n'y voit qu'un épisode majestueux, mais presque
            fortuit dans les destinées de la France, une
            inoculation superficielle et artificielle, ou pour
            emprunter les termes mêmes de l'auteur qui a
            défendu éloquemment ce point de vue, un
            accident immortel. C'est à notre sens, le placer
            trop haut ou trop bas; le XVIle siècle n'est ni
            aussi grand, ni aussi petit.' Pour nous, il n'absorbe pas
            tout le génie littéraire de la France comme
            le prétend l'opinion classique, mais il est en
            revanche un fruit légitime et historique, un
            représentant vrai de ce génie,
            malgré le paradoxe romantique.
            
            Pour être tout à fait juste, il faudrait
            dégager la mission complète de l'esprit
            français, sans prendre l'ambition pour l'aptitude
            ni le désir pour la réalité. Le
            Connais-toi toi-même est ici plus important, mais
            plus difficile que pour l'individu, la flatterie d'une
            part et la présomption de l'autre contribuant
            à troubler la recherche. Ce portrait moral,
            magnifique sujet, souvent entrepris de notre temps, nous
            paralt toujours à refaire. On a ordinairement
            confondu la partie avec le tout, admiré plus que
            compris et mis un puéril patriotisme à
            combiner un panégyrique plutôt qu'à
            accomplir un examen de conscience. Entraînement ou
            calcul, on a plus souvent enivré la France qu'on
            ne l'a éclairée sur elle-même. Son
            rôle est cependant assez beau et son aine assez
            grande pour qu'elle puisse supporter la
            vérité.
            
            Nous n'essaierons pas ici cette analyse qui nous
            mènerait trop loin. Quand elle ne
            dépasserait pas nos forces, notre cadre nous
            l'interdirait : nous préférons la
            réserver. Nous désirions d'ailleurs
            plutôt éclairer la question que la trancher
            ou l'épuiser. Disons donc seulement en
            résumé,
            
            Sur le premier point : que plus la France
            reconnaîtra tout ce qu'il y a de formel, de
            catholique et de roman dans son génie, plus elle
            sera équitable envers les autres nations, et
            peut-être modeste pour son compte, car ce qui fait
            sa puissance d'action est en même temps la cause de
            sa perpétuelle inquiétude morale.
            
            xv
            
            En second lieu, que l'importance extrême du 16me
            siècle pour la France, c'est qu'il constitue la
            crise profonde de ce génie même, la
            période où, suspendu entre les deux
            carrières historiques ouvertes par la renaissance
            et la réforme, il choisit enfin et devient
            catholique-roman. Toute son histoire depuis trois
            siècles dérive de là.
            
            En troisième lieu, que l'époque de Louis
            XIV, politique, religieuse et littéraire , est une
            première réalisation parfaitement
            authentique, légitime et réussie du
            génie français moderne, cristallisation
            harmonieuse et magnifique dans sa simplicité
            opérée sous l'influence
            prépondérante de la discipline.
            
            Disons enfin, que la question contemporaine est
            d'essayer une nouvelle synthèse, plus ample, plus
            riche, plus nationale et plus naturelle, sous la
            prépondérance de la liberté. La
            réussite est incertaine et presque douteuse
            à cause de l'opposition intime entre le
            génie roman et la vraie liberté.
            
            Une possibilité reste encore, mais lointaine.
            L'esprit français en est-il à sa
            dernière grande métamorphose? est-il
            irrévocablement enchaîné au
            formalisme catholique et roman? ou bien, peut-il encore
            subir une crise semblable à celle du 16me
            siècle et revêtir une nouvelle nature? La
            Révolution ne serait-elle pas cette crise
            palingénésique? Non; car la
            Révolution, fille du génie roman, comme la
            monarchie absolue dont elle n'est, malgré tous ses
            ravages, que l'inversion et la conséquence, n'a
            pas atteint ces sources de la vie où s'accomplit
            le mystère des renaissances; elle a bien
            changé les relations sociales de la nation, mais
            non sa nature intérieure ni le caractère de
            sa pensée. - Une crise religieuse seule est
            capable d'opérer un pareil renouvellement.
            Est-elle prochaine ou même probable? Non. Tout ce
            qu'on peut dire , c'est peut-être qu'elle n'est pas
            impossible, et qu'au moins sans elle, l'esprit
            français doit se résigner à
            n'être jamais complet.
            
            Chacune de ces assertions serait à reprendre et
            à prouver si nous voulions juger
            définitivement la querelle dont Ronsard et
            Malherbe ne sont que les prête-nom. Nous proposant
            un but plus modeste, redescendons de la cause à
            ses champions litté-
            
            Xvi
            
            raires. Peut-être en avons-nous assez dit, pour
            qu'on nous autorise à conclure
            
            1° Que Malherbe s'est taillé toute sa
            poétique dans ce qu'il détruisait; sa
            richesse se composa d'abstinence; il glana quelques
            formes de vers, de strophes, de langage, dans une moisson
            beaucoup plus considérable; il ne créa pas,
            mais émonda.
            
            2° Que Ronsard était au fond plus moderne
            et plus poète ; tandis que Malherbe inaugura la
            littérature factice, la poésie
            conventionnelle.
            
            3° Que Ronsard, en dépit de ses
            excès , aurait pu conduire à une
            littérature plus nationale et plus variée,
            tandis que Malherbe fit triompher une littérature
            de cour, belle, mais abstraite et trop rigoureusement
            disciplinée.
            
            4° Somme toute, Ronsard n'est pas un
            modèle, sauf peut-être pour la science
            rhythmique et l'indépendance, mais il demeure un
            illustre pionnier, et nous nous joindrons à M.
            Ste-Beuve pour demander
            
            Qu'on dise: il osa trop , mais l'audace était
            belle Il lassa, sans la vaincre, une langue rebelle,
            
            Et de moins grands,' depuis, eurent plus de bonheur.
            (Joseph Delorme, sonnet 7°). H.-F. AMIEL.