Retour à Amiel dans les blogs
Retour à Amiel dans la presse
Henri-Frédéric Amiel aurait-il un blog sur Internet ?

Pour qui écrivons-nous, en noircissant les pages d'un journal intime? Pour nous-mêmes? Pour quelqu'un qui viendrait farfouiller subrepticement dans nos secrets? Pour le jour où le monde se décidera à s'intéresser à nous? «Au XIXe siècle déjà, beaucoup de gens mettaient leur journal sous clé mais le donnaient en lecture à des amis. Aujourd'hui, on ne peut plus écrire son journal intime de façon totalement innocente. Les gens se prolongent dans leur journal en se disant: C'est ce qui va rester de moi.», assure Bernard Lescaze. L'historien se penchera dimanche, lors d'une conférence en compagnie de son confrère Luc Weibel, sur les «journaux personnels» des Genevois d'autrefois. À l'heure où les ados donnent à leurs journaux de bord une visibilité planétaire via les blogs, profitons-en pour un retour sur le passé.

Qui tenait un journal intime? Pourquoi? Habitude féminine, dit le cliché. Vrai? «Au XVIIIe comme au XIXe siècle, il y a beaucoup de journaux de jeunes filles», confirme Luc Weibel. Lesquelles? «On connaît celui d'Amélie Odier, issue d'une famille où tout le monde écrivait son journal. Ou celui d'Albertine de Saussure, qui parle de ses bals, de la vie de société, d'un petit prétendant qui s'appelle Necker et dont elle se demande si elle l'aime... En général, ces journaux s'arrêtent quand elles se marient.»

Pourquoi donc tient-on un journal? «C'est peut-être lié à l'habitude religieuse de l'examen de conscience. Il existe un manuel publié au XIXe siècle qui explique comment s'y prendre: noter le temps qu'il fait et les actions de la journée, puis se mettre des plus et des moins, pour s'améliorer le lendemain.» On change de registre avec Henri-Frédéric Amiel (1821-1881), professeur genevois de philosophie qui s'épanche sur 17 000 pages publiées cent ans plus tard aux éditions l'Âge d'Homme. «Beaucoup de commentateurs considèrent qu'Amiel s'était perdu dans sonjournal. Le fait de se consacrer à un journal reste mal vu.»

Qu'y lit-on? «L'expression journal intime est créée au milieu du XIXe siècle. Tout ce qu'on n'ose pas dire, tout ce qu'on fait en secret, on le met dans le journal. Amiel parle de ses problèmes sexuels, de tout ce qui est moche et mesquin en lui, au point qu'en plongeant dans son journal on est tenté de prendre son point de vue et de dire: Quelle vie de raté... Mais il utilise des pseudonymes pour parler de ses amies», signale Luc Weibel. Anna devient ainsi «Perline», Caroline est «Pervenche» ou «Tempesta», Louise et Marie sont renommées «Agrippine» et «Languida».
Chez Amiel comme chez autres auteurs de journaux, l'ensemble des détails privés finit par peindre un tableau de la vie collective de la cité. «Le journal intime, c'est aussi un envers de la société.» On y découvre ce que d'habitude, on ne voit pas.

Où les trouver? Les Archives de l'Etat possèdent un certain nombre de journaux. La Bibliothèque publique et universitaire en a toute une collection. «Mais il n'existe pas de répertoire et c'est un domaine où il ya peu de recherches. Il y a un tas de petits carnets qui attendent leurs lecteurs», souffle Weibel. Certains sont gardés sous scellés jusqu'à une date plus ou moins éloignée. Si vous voulez léguer votre journal intime à la vie publique future, apportez-le aux Archives de la vie privée. «On y trouve le journal de deux amants qui se rencontraient dans un appartement et y laissaient des notes dans un carnet qui ne bougeait pas de là.» Romanesque.

Texte de Nic Ulmi, Photomontage de Swan Arnault
paru dans la TRIBUNE DE GENÈVE du vendredi 5 mai 2006