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Texte édité


Premier Journal
du 18 octobre 1838 au 3 janvier 1839.
Autoédition de André Leroy et Louis Vannieuwenborgh.
Bruxelles 1997.
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AVANT-PROPOS
Genève, septembre-octobre 1838. La France de Louis-Philippe, n'acceptant pas la présence en Suisse de Louis-Napoléon - le futur Napoléon III -, crée l'incident entre les deux pays et masse une armée de 25.000 hommes près de la frontière. En violation des conventions internationales, un détachement pénètre sur le territoire de Gex, aux portes de Genève. Les Suisses se préparent au combat : mobilisation des troupes, engagement de volontaires, dont des étudiants. Sur les remparts de Genève, les canons sont prêts à faire feu. Le 14 octobre, Louis-Napoléon quitte le lac de Constance. La crise s'apaise; le soulagement est grand, mais la Suisse est fière d'avoir tenu tête à son puissant voisin. Genève met Guillaume Tell, de Rossini, à l'affiche.

Cette émotion nationale est partagée par un jeune étudiant genevois de 17 ans, Henri-Frédéric Amiel. Elle coïncide par ailleurs avec un déménagement de l'oncle chez lequel il vit. Ces ébranlements extérieurs lui mettent la plume à la main et, ouvrant un carnet, après avoir noté la date du jeudi 18 octobre 1838, il se délivre des impressions accumulées les jours précédents. Il tiendra ce carnet, avec quelques interruptions, jusqu'au 3 janvier 1839.

Ainsi débute, sous une pression extérieure, le fameux Journal intime d'Amiel.

Le carnet transcrit ici n'a pas été repris dans l'édition intégrale de son Journal. Son existence a toutefois été signalée en note, p. 115 du vol. I, qui cite ses premiers mots : "Rien fait cette semaine, que courir et lire quelques romans...". Il est vrai qu'extraits de leur contexte ils n'ont rien d'accrocheur. Il est non moins vrai que les notations de ce premier carnet sont plus extérieures que celles qui débutent à partir du 24 juin 1839. Elles ont d'ailleurs été écartées par Amiel de ce qu'il nomme lui-même les antécédents du Journal régulier.

Depuis que les amateurs d'Amiel ont le bonheur de posséder l'édition intégrale de son Journal et qu'ils ont pu pénétrer plus avant dans la connaissance de sa personnalité, ces premiers feuillets prennent une importance nouvelle et ne méritent plus d'être négligés.

Que nous apprennent-elles, ces premières pages? Quantitativement, de menus faits extérieurs et surtout l'importance de la lecture et de l'achat de romans et d'ouvrages d'érudition. Ce jeune homme pratiquant assiste chaque dimanche au culte et note consciencieusement le sujet du sermon, non sans porter un jugement critique sur celui-ci. Quant aux problèmes qui feront l'objet de son Journal, rares en sont les traces. Cependant... on y trouve, au 5 novembre, pour la première fois, l'ébauche d'un portrait psychologique : il n'est pas indifférent que ce soit à propos d'une personne avec laquelle il partage certains traits de caractère qui l'inquiètent. Le 10 novembre, il se prend lui-même violemment à partie, ayant gaffé en société. Les mots irrésolution, temps perdu, sont tracés pour la première fois. La sexualité et ses problèmes, qui seront abordés ouvertement en 1839, ne se manifestent ici que bien indirectement : le 29 octobre, il note qu'il a succombé à feuilleter Plaute; par ailleurs, dans la liste de ses lectures qui termine son carnet, on relève la Santé des gens de lettres, de Tissot, dont il lira bientôt le terrible ouvrage sur l'onanisme qui le jettera dans les transes pour le reste de ses jours. Ainsi, sous la surface lisse du texte, affleurent les monstres qui dévoreront sa vie.

Ce premier contact avec le journal laisse Amiel insatisfait. A la première entrée, qui est aussi la plus longue, font suite des notations de plus en plus courtes. Après sept semaines, il interrompt son carnet, n'y revenant ensuite que brièvement. Il le quitte définitivement le 3 janvier 1839, son contenu n'était pas assez personnel pour l'intéresser vraiment. Après six mois de maturation, il reprendra un autre carnet dans lequel l'examen de lui-même se révèlera d'emblée plus approfondi.

Philippe Lejeune a raison lorsqu'il déclare préférer la lecture des journaux manuscrits plutôt qu'imprimés. Ce qui est naturel sous la plume, abréviations, signes divers, etc., paraît étrange édité. De plus, le graphisme même de l'écriture, son resserrement ou son abandon, colore le sens de la phrase. Ces riens, qui nous rapprochent singulièrement du diariste, s'évaporent avec l'imprimé. La brièveté du carnet que nous retranscrivons ici nous permet fort heureusement de proposer également le manuscrit d'Amiel en photocopie. Le tracé et la souplesse de son écriture, déjà pleinement formée, procureront au lecteur, du moins nous l'espérons, le même plaisir et le même intérêt que nous y avons trouvés.

Il nous reste à signaler avec reconnaissance que c'est grâce à la bienveillante coopération de M. Philippe Monnier, qui conserve les manuscrits d'Amiel à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève, que nous avons pu avoir accès au carnet d'Amiel qui y repose sous la cote Ms. fr. 3019.

André Leroy - Louis Vannieuwenborgh