Du Naturalisme et de l'Idéalisme dans l'Art
Essai publié dans la Bibliothèque universelle, numéro de février 1843.
 
BRUT DE SCANNAGE
CORRECTIONS EN COURS

 

Sujet immense que celui-ci, et qu'il est peut-être téméraire à nous d'entreprendre. Mais nous l'avons rencontré sur notre chemin, il nous barrait la route, et il a bien fallu l'aborder.
Arrivés, en rendant compte de l'ouvrage de Mr. Rio sur la Peinture chrétienne, à l'époque fameuse du quinzième siècle, à cette époque où l'art chrétien, un siècle plus tard que l'Eglise, va offrir aussi son Grand Schisme d'Occident ; où l'idéalisme, autre pape découronné,va voir également un concurrent heureux lui disputer la tiare superbe jusque-là son partage incontesté, et où le naturalisme, son adversaire d'instinct et de naissance, lui ravit enfin la souveraineté de l'art ; arrivés là, nous n'avons pu aller plus loin, sans vider cette question. Deux principes ennemis se trouvent en présence, se rencontrent face à face dans .........manque une ligne
parfaite que l'âme lui sera accordée. C'est Dédale, tirant Vénus d'un bloc rebelle de Paros. Le sculpteur, à genoux devant l'œuvre de ses mains, repolit et retouche , assouplit et épure, et quand l'heure solennelle est arrivée , quand le ciseau se repose devant la forme accomplie, l'artiste éperdu jette un regard au ciel. Il prie, et quelquefois, comme pour Pygmalion , la déesse de pierre descend de son piédestal , le feu de la vie vient rayonner dans ses paupières glacées, et le cœur se met à battre dans la poitrine de marbre. Les Olympiens ont exaucé la prière ; la matière à cette hauteur leur a paru digne de la pensée, et ils lui en ont fait le don.-Ici c'est la forme qui est montée jusqu'à l'idée; c'est le corps qui a pour ainsi dire conquis l'âme.

Les seconds, prosternés devant les visions qui descendent visiter leurs veilles, contemplent dans l'extase les magnificences de l'idéal, prennent en pitié le monde des sens, et adorent. Mais bientôt une pensée généreuse les illumine ; ils veulent reproduire pour les hommes, leurs frères , ces apparitions sublimes, ces jouissances ineffables. Alors ils se recueillent, et prenant le pinceau , ils essaient de trouver dans le monde matériel une enveloppe assez pure pour que ces images immortelles daignent y descendre, assez transparente pour que leur majesté suprême n'y perde pas entièrement sa splendeur. C'est frère Angélique dans sa cellule, implorant tout en larmes la sainteté du cœur, pour qu'il lui soit donné (le peindre la divine expression de béatitude et d'amour des figures célestes qu'il a vues dans ses rêves.-N'est-ce pas l'idée qui appelle ici sa forme? Ne croiton pas voir l'idéal, jeune ange lumineux, qui errait, léger et incorporel, dans le ciel sa patrie, demander à l'artiste de l'incarner dans ce monde , pour y venir consoler et ennoblir l'humanité? N'est-ce pas en quelque sorte l'âme qui se conquiert un corps?

Chose remarquable ! Nous ne l'avions pas prémédité, nous ne voulions parler que de naturalisme et d'idéalisme, et déjà les exemples arrivés si naturellement sous notre plume ont dépassé notre pensée. Nous n'étions occupés que de théorie, et nous voilà presque dans l'histoire. Pourquoi involontairement, instinctivement, le naturalisme nous a-t-il fait songer à la sculpture, et l'idéalisme à la peinture? N'y a-t-il rien là qui donne à penser? N'est-ce qu'une forme de style, un rapprochement d'images, qui ne recouvre rien de plus sérieux, et qu'on doive traiter comme toute autre image? Indifférents dans notre choix, c'est la Grèce qui nous a présenté le type du premier, le Christianisme le type du second. Est-ce simple hasard, pur accident?

Non, non. Ce n'est ni hasard, ni accident : c'est un trait de lumière. Jamais l'opposition tranchée des deux principes ne se manifesta d'une manière plus éclatante que dans l'hellénisme et le christianisme. Etudiez les origines de l'art grec, et celles de l'art chrétien : c'est presque le naturalisme pur et l'idéalisme pur, dans toute la sévérité de l'abstraction.

Allez à Palerme, considérez ces dix métopes trouvées à Sélinonte, monuments précieux des premiers âges de la sculpture, où l'on suit les conquêtes graduelles (le cet art chez les Grecs. Qu'y verrez-vous? Des ébauches grossières sans doute; mais par où commence la perfection? Par la partie la plus éloignée de la vie, par ce qui participe le moins à l'expression de la pensée, par les extrémités inférieures, par les pieds.

Sortez de la ville , remontez la vallée que les orangers parfument, et entrez dans la vieille cathédrale de Monte-Reale, qui de la montagne regarde la mer. Quand votre oeil se sera fait à l'obscurité des arceaux gothiques, voyez à travers ces ténèbres religieuses, sur les parois, sur les voûtes, dans les chapelles, partout, resplendir cette infinie mosaïque, aux fonds d'or, qui revêt la basilique entière d'une lueur étrange, et semble en faire 1e séjour d'une éternelle apparition d'en haut. Considérez maintenant les figures qui règnent dans ce ciel si réveur. Elles sont informes, primitives, incultes. Mais qu'est-ce qui vous frappe? Qu'est-ce qui a commencé à être parfait? La tête.
Si ce fait-là ne parle pas, nous n'avons rien à ajouter. Que dire à ceux qui n'y découvrent pas tout un monde ?

L'un des arts attaque l'homme par le bas, l'autre par le haut. L'un va d'abord à la pensée, l'autre à la parole. L'un cherche le vase avant la liqueur, l'autre la liqueur avant le vase. En un mot, l'art grec part de la forme, l'art chrétien de l'idée. Ne sont-ce pas là deux pôles contraires? Ne tenons-nous pas en germe deux civilisations ?

A la direction de la tige , on juge du lieu d'où elle aspire sa vie. Le génie grec et le génie chrétien sont comme deux plantes renversées. L'un des arts, celui qui commence par le point d'attache de l'homme au sol, et, remontant avec lenteur jusqu'aux endroits où palpite la vie, n'arrive au visage qu'après tout le reste, celui-là n'a-t-il pas donné pour base à ses racines la terre?- Le second, qui descend en l'homme par le regard, puis du visage gagne de proche en proche les parties plus terrestres, n'a-t-il pas donné pour base aux siennes le ciel ?

Ne reconnaît-on pas là deux manières de voir la vie? deux manières de comprendre l'homme? et, si l'on nous permet de dire toute notre pensée, deux manières de comprendre Dieu même? En effet, le génie des arts garde toujours les traits de son père, le génie de la religion ; et, selon que la religion part du visible ou de l'invisible, l'art part de la terre ou du ciel.

Une fois l'opposition clairement établie, nous demandera-ton de la juger? de décider lequel des points de départ vaut le mieux? Cette appréciation serait prématurée. L'idéalisme etle naturalisme prétendent tous deux faire arriver à une fusion; c'est leur but suprême. Attendons le produit de leurs efforts, avant de prononcer. lis ne sont pour le moment ni bons ni mauvais ; ils sont, tout simplement, et ils ne pouvaient pas ne pas être, vu qu'ils sont fondés en nature. Tout ce qu'on peut remarquer, c'est que l'un semble plus facile, et l'autre plus grand.

L'idéalisme paraît plus grand, parce qu'il s'adresse surtout à l'intelligence, à l'imagination créatrice, et qu'il fait produire pensées qui ont au moins servi à élever l'âme de l'artiste, quand elles n'auraient pas encore réussi à trouver leur expression pour les autres, but qui, d'ailleurs, s'atteint longtemps avant la perfection des formes.

Le naturalisme, au contraire, s'adressant tout spécialement à l'instinct d'imitation, et n'appelant que beaucoup plus tard l'exercice de facultés plus généreuses, paraît d'une nature moins relevée. On serait aussi tenté de trouver l'un plus libre et l'autre plus servile. Mais ces distinctions seraient superficielles et fausses; car, comme nous le verrons, les deux méthodes ne peuvent guère être ainsi séparées que par abstraction, et elles se mélangent forcément jusqu'à un certain point, ce à quoi l'on pouvait s'attendre, puisqu'elles procèdent d'ailleurs du même besoin, le besoin du beau.

Mais laquelle est la plus naturelle, la plus facile? II y a deux réponses à faire. Absolument parlant, il est incontestable que le naturalisme ne s'imposant pour son début que la copie graduelle des objets qui tombent sous les sens, se donne une tâche infiniment plus simple que l'idéalisme ; qu'il est plus adapté à la faiblesse, plus facile en un mot. D'autre part, si l'on se rappelle que tous deux sont des moyens pour arriver à la création du beau, c'est-à-dire d'un mélange d'idéal et de naturel., et si l'on se demande lequel a le plus de chances d'arriver au but, lequel, sous ce point de vue, y mène le plus facilement , alors ce pourrait bien être la réponse contraire. Celui des deux , et c'est l'idéalisme , qui aborde en principe la plus grande difficulté, la représentation de la partie immatérielle, supra-sensible, risque moins de l'oublier ensuite, ou de s'en distraire, ou de la méconnaître même à travers les préoccupations du travail technique , et les labeurs du procédé.

Mais je crois entendre l'objection. N'est-ce pas une souveraine illusion que de vouloir débuter par l'inaccessible? Quand est-ce jamais qu'on enfonça le coin par le plus large côté? Comment pouvez-vous croire cela possible?

Nous le croyons possible, clans le domaine de l'esprit, d'abord parce que historiquement cela est. C'est à leur origine que les peuples ont résolu les questions devant lesquelles reculent nos philosophes. C'est à leur origine qu'ils ont eu des sages, des prophètes , des législateurs , des poètes , dont la portée a écrasé d'avance tous les âges qui devaient suivre. De même, pour rentrer dans notre sujet, c'est à son début que l'art chrétien s'est proposé la tâche la plus gigantesque, qu'il a abordé de front les problèmes les plus effrayants que l'art ait à résoudre. On peut donc bien poser en fait que c'est toujours en commençant que s'entreprennent les choses qui étonnent le monde.

Nous le croyons , en second lieu , parce que psychologiquement cela doit être. Dans le domaine de l'esprit il semble que ce soit la loi d'aller du grand au petit, du difficile au simple. C'est peut-être un paradoxe, ce n'en est pas moins une vérité.

Demandez-le à ceux qui ont vécu. Dites-le-nous grands hommes ! quand est-ce que vous avez été le plus réellement grands? N'est-ce pas quand vous n'étiez que jeunes hommes? N'est-ce pas à votre entrée dans la sphère des intelligences que vous y avez volé à plus grande aile? N'est-ce pas dans les veilles ardentes de votre forte jeunesse, que votre oeil plein d'éclairs a mesuré le plus d'espace, et préparé la pâture à tout votre avenir ? Hélas, combien d'années de vos élucubrations ultérieures donneriez-vous contre quelques-uns de ces magnifiques élans, de ces idées de génie qui jaillissaient de vos vingt ans ?

Ce n'est donc pas un reproche philosophique à faire à l'idéalisme que de le voir procéder du difficile au facile, car il procède aussi suivant une loi naturelle, mais seulement d'un ordre supérieur.

Nous en avons assez dit sur le point de départ de nos deux principes. Il nous reste deux choses à faire . les suivre dans leur développement, et les juger.

Leur développement, comme nous l'avons annoncé, tendra à diminuer toujours plus la distance qui les sépare. Leur développement est une convergence. Ils marchent à la rencontre l'un de l'autre, et se proposent également d'absorber leur contraire ou de se l'assimiler.

Mais tels que nous les avons pris d'abord y peuvent-ils arriver? Soyons francs. Dans la rigueur des termes, en prenant au pied de la lettre l'exclusisme fondamental de chacun des points de départ, tel que nous l'avons posé par l'abstraction, alors non, résolument non. Non, il n'y a pas moyen de sortir de l'idéalisme pour entrer dans le naturalisme, ni vice versâ. Ils se sont réciproquement étrangers, impénétrables, incompréhensibles. Ce sont deux sphères dont les circonférences se ferment avant de s'atteindre, bien que leurs deux rayons aspirassent à s'unir.

Non, l'idéalisme ni le naturalisme ne peuvent se déduire l'un de l'autre; aucun d'eux ne contient dans sa prémisse un germe qui puisse donner son contraire pour conséquence. Si le premier veut relever exclusivement de la matière, et le second exclusivement de l'esprit, il n'y aura jamais à espérer de les voir se donner la main, ils ne le peuvent pas. La saine philosophie doit renoncer à conclure l'invisible du visible, le monde extérieur du monde de la pensée, la matière de l'esprit, ou l'inverse, parce qu'aucun des deux n'est ni un produit, ni une évolution de l'autre. Reconnaissons ici le même problème, et donnons-lui la même solution. Avouons que, posés en face l'un de l'autre, comme se basant le premier seulement sur la forme, le second sur l'idée, quoiqu'ils tendent à se réunir, ils ne le pourront pas.

Or le beau est au prix de cette fusion puisqu'il n'est ni une idée pure, ni une forme morte, comme nous l'avons déjà souvent répété, mais une combinaison, un composé né de leur pé

nétration mutuelle. Signalons donc, pour n'être pas systématiques et faux, que, dans la réalité des choses, aucun des deux principes n'a jamais pu supplanter complétement son antagoniste; qu'ils ont toujours vécu en même temps, concurremment, et malgré qu'ils en eussent; qu'ils sont condamnés à se trouver toujours en lutte , et qu'étant immortels tous les deux , ils ne peuvent que se terrasser momentanément , mais en dépit des plus terribles coups de massue se relèvent chacun à leur tour, comme les guerriers scandinaves dans les joûtes toujours renaissantes du Walhalla. Ainsi l'essor le plus brillant, ou le triomphe le plus brutal, ne peuvent assurer que la prédominance de l'un, mais jamais l'ex-termination de son adversaire, et un changement de fortune, un flux ou un reflux du monde de la pensée, ramèneront bientôt dans le ciel de la gloire l'astre rival un instant éclipsé.

Et dans l'artiste lui-même, considéré comme individu, qu'il arbore les couleurs de l'idéalisme, ou qu'il vogue sous le pavillon opposé, ou même, qu'en hardi écumeur il ne fasse flotter à ses mâts aucune bannière et ne blasonne d'aucun écusson ses fiers canons de bronze, toujours il aura en lui quelque chose de commun avec tous, jamais il ne pourra répudier complétement une partie de lui-même au profit d'une autre partie de lui-même, quelque énergiquement qu'il le voulût. 11 ne pourra pas, même en s'acharnant en faveur du naturalisme, n'avoir pas quelque lueur idéaliste ; même en combattant avec fureur pour les sens, pour la forme, pour la matière, ne pas éprouver parfois quelque vague ressouvenir de besoins plus timides, mais plus relevés et plus purs.

Ou s'il le peut, tant pis, car on peut bien se rendre aveugle pour nier la lumière. Mais qu'importe au soleil ? II brille quand même. L'idéalisme et le naturalisme coexistent dans la faculté esthétique de chaque individu, à peu près comme l'âme et le corps dans l'individu lui-même. Et pourtant , quelle prodigieuse opposition d'opinion sur leur propre nature, dans

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uns à force de se plonger dans la matière, de vivre par les sens et pour les sens, et d'obscurcir le rayon divin, la divinoe particulam auroe, sont arrivés à ne plus voir sa flamme vacillante, et ils ont nié leur âme. D'autres, à force de vivre par la pensée, de s'élever hors du monde des sens et de planer dans les subtiles régions de la spéculation ou de l'extase , ont cru sentir mourir leur partie matérielle, et ils ont douté de leur corps. Leur erreur est bien différente, l'une est bien plus belle que l'autre, mais néanmoins tous ont tort.

Donc mélange et rapprochement nécessaire. Nous n'en voudrions d'autre preuve que le mot resté dans la langue, et que chaque artiste s'approprie pour désigner son plus haut but, le degré le plus élevé de perfection qu'il conçoit, le rêve qu'il caresse, le dernier terme , le sommet qu'il propose à ses efforts . chacun appelle cela son idéal. Ce mot n'est qu'un vague reflet de l'idéalisme, car les artistes qui dévouent toutes leurs forces au service du naturalisme le plus bas, les Caravage, par exemple, ou les Pierre de Cosimo, qui placent le beau dans l'imitation la plus exacte des objets, tout grossiers ou ignobles ou abjects qu'ils soient, appellent aussi cela leur idéal. II ne faut donc pas donner à ce mot plus de valeur qu'il n'en a. Mais pas moins il nous semble révéler une étincelle égarée de la vérité, un pressentiment confus de ce qui doit être, même dans les plus aveuglés.

Peut-être le but suprême est-il l'équilibre ? Peut-être la perfection de l'art est-elle dans le partage égal des deux natures? Peut-être l'art qui plonge ses racines dans le ciel, et celui qui les fixe à la terre, se trompent-ils tous deux? Considérez de plus près le végétal, il ne fait ni comme l'un, ni comme l'autre. Deux systèmes opposés, renversés en quelque sorte, se croisent dans ses tissus, et se pénètrent pour le constituer. Le tronc, être complexe et pourtant unique, le tronc qui est le vrai végétal s'épanouit par les extrémités dans deux régions et puise sa vie à deux sources. Par son feuillage, racines aériennes, il plonge dans le libre espace pour y aspirer le vent et la lumière, le fluide électrique, son principe idéal pour ainsi dire ; par ses racines , feuillage souterrain, il plonge dans le sol fécond pour y aspirer la sève , et l'élément robuste de la réalité. Ne touchons-nous pas à un mystère? Toute existence n'est-elle pas semblable au végétal? N'est-ce pas peut-être la condition de toute vie dans ce monde , que d'être composée de deux substances, et que de s'abreuver à deux fleuves, l'un ! qui jaillit de la TERRE, l'autre qui descend du CIEL?

C'est ce que nous ne voulons pas résoudre ; mais qu'une formule appuie et complète notre image. Leibnitz a défini le génie : la puissance de voir toujours l'abstrait dans le concret, et le concret dans l'abstrait. Ceci est le génie philosophique. Le génie des arts ne serait-il pas la puissance de voir toujours l'idéal dans le réel et le réel dans l'idéal ?

Toutefois si cette unité est le but, elle est aussi le terme auquel il est bien rare d'arriver, et la conciliation théorique n'empêche pas l'opposition de fait de nos deux tendances. On a dit souvent qu'on avait les défauts de ses qualités. C'est parfaitement vrai. Dans un bouquet, chacun est surtout charmé par une fleur. Dans un résultat complexe, chacun insiste surtout sur une des choses qui doivent s'y. trouver ; et pour obtenir cette chose essentielle, il force la mesure dans ce sens. Crainte d'oublier son favori dans l'héritage , il penche à le faire légataire universel. Pour ne pas manquer de lui donner quelque chose, il va quelquefois jusqu'à lui donner tout.

Cela explique la prédominance de l'idéalisme ou du naturalisme, suivant l'esprit de l'époque ou de l'individu. D'autant plus que chaque tendance a des titres spéciaux à la faveur. Chacune a des ressources particulières ; chacune a son côté fort, et aussi son côté faible, et l'on comprend que le procès soit très-différemment jugé.

Au naturalisme appartient la richesse du monde extérieur, avec sa diversité infinie, la couleur, le mouvement, le relief, l'énergique réalité, et, à son plus haut degré, la passion. Son écueil toujours menaçant, celui sur lequel il vient donner à son apogée, c'est le matérialisme grossier, la brutale domination de l'homme de la chair, enfin l'extinction totale de l'esprit dans les inspirations de la débauche et les raffinements hideux de l'impureté.

Le naturalisme prend l'homme comme forme , comme la plus belle des formes, et il aime à la peindre dans le moment où elle déploie le plus de puissance. La passion élève l'animal à sa plus haute expression. Le jeu des muscles, l'éclat de la couleur, les éclairs qui jaillissent de tout l'être enflammé, le rendent alors admirable pour L'art. L'homme, le couronnement de.la forme animale, porte ce genre de beauté à une hauteur proportionnée à sa supériorité. Rendre ce moment-là de la forme est le chef-d'oeuvre du naturalisme.

Ce n'est pas seulement l'âme qu'il sait exprimer, mais ce que j'appellerai le principe vital, ou s'il était permis de revenir aux trois âmes d'Aristote, ce serait l'âme physique, l'âme des sens. La passion qu'il comprend, c'est celle qui réside dans le sang, celle de l'esprit des nerfs, comme dirait Kerner; en un mot celle que nous partageons avec les animaux, non celle qui caractérise l'homme. C'est la colère , par exemple , la fièvre (lu combat ou l'abattement de la souffrance, la douleur ou le plaisir, l'effroi ou l'ardeur, la jalousie ou l'amour, la haine ou la volupté, en un mot tous les appétits.

Le naturalisme est donc l'idéalisation de la partie terrestre de l'homme, l'idéalisation de l'homme comme roi des animaux. Mais ce qui est spécial à l'homme, mais l'espèce de passions que lui seul sur la terre ressent, les hautes passions de l'âme, sont au-dessus de son domaine, il ne les comprend pas.

Variété, richesse, éclat, plasticité, mouvement, en résumé toutes les qualités des objets sensibles, telles sont les ressources qui lui appartiennent. II est fondé sur l'observation, et a toute la solidité du réel, mais quelquefois aussi tout son prosaïsme.

L'idéalisme, au contraire, tendra à manquer de tous ces mérites; il sera peut-être faible de couleur, semblera timide, uniforme dans sa composition , peu hardi dans son dessin , pauvre de mouvement, de passion, d'action. Mais en revanche, flots de poésie dans les traits d'un visage ; profondeur d'expression dans un air de tête ou dans une attitude; élan d'amour ineffable dans un regard; richesse infinie dans des lignes imperceptibles; variété qui ne concerne que les mouvements de l'âme, et qui se cache aux yeux des profanes sous la monotonie apparente de la composition : voilà ce qu'on trouvera chez lui, et en abondance.

Né de la. contemplation, l'idéalisme en conserve la sérénité. Les choses n'apparaissent devant lui que pour donner leur idée. Le drame, l'action elle-même, s'il en représente, doivent laisser dégager avant tout leur signification secrète. Il faut pour cela un grand calme. D'ail leurs son but est de ravir l'âme, de la détacher des sens, et l'action dramatique y ramène. II y aura donc chez lui dédain de tout ce qui pourrait distraire, éloignement des accessoires, de l'éclat, du bruit, du mouvement, qui risquent de retarder ou d'égarer l'esprit qui contemple. La pensée veut parler à la pensée, l'âme de l'artiste à l'âme du spectateur. Tout ce qui pourra simplifier le rôle de la matière, et grandir celui de l'esprit, sera accueilli et recherché.

Son écueil sera l'absence de base réelle, le sacrifice, l'appauvrissement successif de la forme, enfin son évanouissement complet dans un art devenu un pur symbolisme.

A son extréme, le naturalisme risque de mourir de corruption, et l'idéalisme d'exténuation. L'un, comme un corps d'où le principe spirituel se retire, est menacé du sort des cadavres décomposition putride, et retour aux éléments. L'autre, comme une âme qui n'a pas voulu accepter les conditions de l'existence et de la manifestation dans le monde réel, sera ravé de la terre, et condamné à se perdre, inquiet et insaisissable, dans les régions sans vie de l'abstraction.

On le voit, en fait d'art, une condamnation fatale semble attachée à l'exclusion d'un des deux principes. Chacun a sa valeur, chacun tient sa place. Maintenant l'un des deux méritet-il la prééminence? troisième et dernière question qui va nous occuper, et qui terminera notre sujet.

III.

C'est le moment lecteur de vous remémorer notre avertissement préliminaire. La question de la prééminence de l'idéalisme sur le naturalisme, ou l'inverse, ne peut se résoudre qu'en remontant plus haut. Les problèmes d'art, nous l'avons démontré, débordent leur sphère, et celui-ci est un des plus sérieux. II faudra donc nous suivre dans de plus délicates considérations; au reste nous serons courts.

La question a deux faces, l'une absolue, l'autre particulière posée pour l'art en général, ou posée pour l'art chrétien. Examinons-la sous ce double point de vue.

D'abord généralement. -- La réponse est facile. Avouons qu'en cette matière un jugement absolu, auquel tout le monde se range, est impossible. Déjà ceux qui ont lu ces pages ont, sans s'en douter, fait leur choix, et probablement les uns ont dit idéalisme, les autres ont dit naturalisme. Et il ne saurait en être autrement.

En effet, au-dessous de cette opposition d'art, il y a une opposition psychologique sur laquelle la première repose comme sur sa base. Nous en avons déjà donné les éléments.

Pour ne pas revenir sur nos propres paroles, nous renvoyons à ce que nous avons exposé précédemment ', sur les deux genres d'esprits qui se partagent la race humaine, et qui caractérisent alternativement les périodes des peuples et des individus. Vous le savez, les uns penchent vers le visible, les autres vers

l'invisible. Les uns disent surtout : Nature; les autres disent surtout: Dieu. Des deux voix qui chantent dans leur âme, les premiers écoutent la plus bruyante , les seconds la plus profonde. Et ces deux voix qui luttent dans l'homme sont l'écho (le la guerre éternelle qui reparaît partout dans la création ; c'est le FINI et l'INFINI

Offrez maintenant à ces deux races d'hommes la question de l'idéalisme et du naturalisme. Ne sentez-vous pas qu'elle est déjà décidée ? N'y a-t-il pas une sympathie préétablie entre l'infini et l'idéalisme, entre le naturalisme et le fini? Le choix n'est donc pas douteux; chacun donnera une palme différente, et ces couronnes opposées feront un mutuel défi.

Pourtant il y a mieux à faire selon nous. Le meilleur choix n'est ni d'exclure l'idéalisme, ni de répudier le naturalisme. Le meilleur choix c'est de les choisir tous les deux. Acceptons-les l'un et l'autre, car ils sont également fondés en nature. Acceptons-les à la fois , et faisons-leur à chacun leur place.

Mais en les acceptant, ne faudrait-il pas les subordonner? Quoique tous deux nécessaires, ne sont-ils pas dans le rapport de plus parfait à moins parfait? Voilà le point délicat, voilà précisément où les esprits se séparent, et des clameurs vont s'élever contre nous quelque parti que nous prenions. Toutefois nous rie reculerons pas, et nous nous prononcerons hardiment pour l'affirmative. Oui, il nous semble qu'on doit refuser de mettre sur le même rang l'idéalisme et le naturalisme. Oui , il nous semble que, bien que la tête et le corps aient besoin l'un de l'autre, l'uni cependant est la tête, et l'autre n'est que le corps. Nous ne balancerons donc pas, au point de vue philosophique, à établir leur subordination'.

Qu'on ne prétende pas nous trouver en contradiction. Subordonner n'est pas sacrifier. Nos deux principes ont tous deux leurs droits de l'homme, leurs droits à l'existence, à la justice et au respect. ils sont égaux devant la loi; mais l'un peut être maître, l'autre serviteur; l'un peut être appelé à guider, l'autre à obéir.

Néanmoins n'espérons pas ramener tout le monde à notre avis. Rappelons-nous qu'il y a toujours eu une foule de gens qui ont décidé de bonne foi pour les membres contre l'estomac. Ainsi soyons modérés, et pour ne blesser aucune opinion , livrons cette pensée sans autre apologie, à la méditation et au jugement du lecteur impartial.

Si nous transportons le débat dans l'art chrétien, la question prend un caractère de gravité tout autre. De psychologique qu'elle était, elle devient presque religieuse ; nous voulons dire (et qu'on y prenne garde pour ne pas dénaturer notre pensée que les raisons déterminantes du choix sont encore plus intérieures que clans le cas précédent, et qu'elles dépendent (le causes plus secrètes.

Il y aurait bien des pages à faire sur ce seul sujet, mais le temps nous presse, et nous ne disposons que de quelques lignes. Peut-étre, au fond, cela n'en vaut-il que mieux. Ceux que cette question attire, en auront assez pour exciter leurs réflexions ; et pour ceux auxquels elle est indifférente, nous aurons toujours été assez longs.

Le peintre, le sculpteur, rte sont pas rien que peintre et sculpteur. L'artiste, avant d'être artiste, est homme. Ce qui remue l'homme, ce qui l'émeut, le passionne ou le bouleverse, agit médiatement mais certainement sur l'artiste. Or ce qui influe le plus sur l'homme , c'est sa manière de comprendre le rôle de l'homme, c'est l'idée qu'il se fait de lui-même, de la vie et de Dieu. Ce sont tout autant de questions, que la grande masse des hommes ne se posent pas, il est vrai, mais auxquelles instinctivement ils ont fait la réponse, Tout effet atteste invinciblement une cause ; toute vie se déploie d'après un principe, fût-il inconnu. Ce principe, c'èst notre réponse même. Nous le répétons, cette réponse part rarement de la bouche, elle ressort toujours de la vie.

A cette énigme toujours ha même, chaque religion apporte sa solution. Toute religion, de façon ou d'autre, contient ha grande: réponse. Entre toutes, le christianisme la fait de la manière ha plus précise, ha plus catégorique, ha plus exclusive. Point (l'ambages, il veut tout l'homme ou rien. Permis de le rejeter, ruais en bloc. II défend le partage.

Cela étant, le choix est offert à l'artiste, comme à tout homme. Il n'y a que deux issues : oui ou non ; il doit choisir. Mais que nous renfermons-nous dans l'individu? C'est l'art tout entier auquel est proposée l'alternative,, ou plutôt c'est l'humanité. L'art n'existe pas a part. 11 est une des voix , une des expressions de la pensée intime: des époques Il est un miroir dans lequel, eu ne cherchant qu'un (les traits d'un peuple ou d'un siècle, on peut lire aussi cous les autres. L'art , comme on le voit , n'est pas indépendant. L'humanité dicte ; l'art écrit. L'hurmariité va; l'art suit.

Si donc l'humanité choisit le christianisme, alors c'est bien l'idéalisme qui fera le caractère de l'art. Car qu'est-ce que le christianisme? La lutte de l'esprit contre la chair, la défaite de ha matière et le triomphe de l'invisible. Et qu'est-ce que l'idéalisme? Précisément ha même chose, dans le domaine de l'art.

Or c'est ce choix qu'elle a fait. Pendant des siècles, ha foi fut avouée pour la première chose de ha vie ; le Christ pour le sublime idéal, pour la souveraine source (lu beau, comme du bonheur; les tableaux d'autel, ha représentation (1u Sauveur, des apôtres, du paradis , pour le plus grand plaisir, comme pour le premier intérêt du monde.

Mais après le divin, l'humain se fit jour. Le monde réclama. On se lassa du ciel. Blasés sur l'adoration , les peuples changèrent de culte. Le besoin d'activité, de passion, d'examen, tous les besoins humains, en un mot, se réveillèrent. Après ha prière et l'extase, vint ha vie politique et sociale. Après le ciel , ha terre. Après ha foi en Dieu, ha foi en l'homme, Après les rêveries de l'adolescence, ha vie positive. Après l'époque où le christianisme est tout , l'époque où il n'est plus que quelque chose. Après ha bordée de l'infini (si l'on nous permet de rappeler cette image que nous ,avons employée ailleurs, ha bordée du fini. Ou, pour tout dire en un seul mot, après l'homme surnaturel , l'homme naturel. C'est là l'explication du naturalisme dans l'art chrétien ; c'est là le mot du quinzième siècle.

N'y a-t-il rien ha de nécessaire? n'est-ce qu'une chute, une apostasie de l'humanité ? Non , il y a une explication plus profonde de ce mouvement ; il y a une explication providentielle. L'un des deux principes régnait seul ; il n'y avait pas combat. 11 lui a été suscité un adversaire. Cette simultanéité est destinée à relever ha dignité humaine. N'est-ce pas toujours, dans le domaine de l'art , comme dans celui de ha religion , n'est-ce pas toujours l'offre au choix, ha possibilité de prendre une voie ou ha voie opposée, qui constitue notre LIBERTÉ ?

De ce point de vue plus haut, nous rétractons le mot maudire, que nous avons prononcé ailleurs sur cet abandon de l'inspiration chrétienne. On ne maudit plus, mais on peut pleurer. Une grave et sainte tristesse émeut le coeur en reconnaissant que l'esprit défaille et que le visible triomphe ; mais il reste une consolation austère, c'est l'espérance que l'esprit renaîtra. ,

' Trancherons-nous décidément ha question de l'idéalisme ou du naturalisme dans le inonde chrétien ? Mais nous venons de le voir, c'est faire le procès à l'humanité. Celle-ci a modifié sa croyance et changé son point de vue, cela est certain. Erre-telle, ou voit-elle plus juste? C'est ce que chacun décidera.

Nous aimons mieux retourner le problème sous un autre aspect. Qu'on y réfléchisse bien, et l'on trouvera peut-être la connexion de ha question que nous allons faire avec celle qui nous occupe. - La terre a-t-elle sa valeur et son but cri ellemême ? Ou n'est-elle qu'un vestibule, une antichambre du ciel

Dans le premier cas , le naturalisme a son fondement philosophique , sa base solide et incontestable. - Dans le second cas, c'est l'idéalisme qui a raison et qui est le mieux fondé.

Swedenborg a dit un mot profond : L'homme est toujours tel que son amour. 11 a dit vrai , et c'est pourquoi ceux qui vivent les yeux tournés vers le ciel, et ceux qui prennent la terre pour patrie, ne pourront jamais s'entendre pour la palme. L'homme CÉLESTE et l'homme TERRESTRE sont antipathiques entre eux, cela se conçoit.

Mais peut-être y a-t-il un tiers parti, celui de l'homme RÉEL, avec ses élans et ses faiblesses, avec son instinct divin et son instinct humain, qui voudra les deux arts, parce qu'ils répondent chacun à un de ses besoins ; qui ne pouvant ni se soutenir toujours dans le ciel, ni s'absorber éternellement dans la matière, passera de l'un des arts à l'autre, et appellera chacun des deux alternativement ; qui demandera d'autres livres à côté des livres religieux, d'autres sujets d'art à côté des sujets de foi, mais qui saura avec humilité y reconnaître une concession à sa pauvre nature, et maintiendra toujours les premiers au rang supérieur qui leur est dû.

H.-F. Ai"EL.