BERLIN APRÈS LA RÉVOLUTION
Deuxième récit d'une brochure publiée à Genève en 1849 sous le titre:
Berlin au printemps de l'année 1848
et réunissant les deux articles publiés dans la Bibliothèque universelle
Tous ces textes sont signés ." I. Z. L. ", soit: Henri-Fritz Amiel.
BPU-Br 117
 

 

BRUT DE SCANNAGE
CORRECTIONS EN COURS

 



BERLIN APRÈS LA RÉVOLUTION

I

Nous avions laissé Berlin silencieux et froid, avec ses rues monotones, ses visages ennuyés, son parc dépouillé, et seulement quelques volées tournoyantes de pigpons pour égayer son ciel somnifère: Nous le retrouvons inondé d'un soleil éblouissant, et sous la fraîche verdure des marronniers et des tilleuls, du milieu des grappes épanouies des sorbiers, au Parc, sur les places à squares, du fond des allées et des jardins trop rares s'élèvent de joyeux chants d'oiseaux. Mais la ville a subi une bien autre métamorphose. Dix mille drapeaux tricolores, aux couleurs révolutionnaires, noir, rouge et or, proscrites par la saintealliance, ont flotté nuit et jour pendant six semaines sur toutes les maisons, les édifices publics et le palais du roi, déteints par la pluie, pâlis par le soleil, déchirés par le vent, ils commencent à peine depuis quelques jours à battre en retraite. L'aigle à deux têtes ; plantée au balcon de l'Université et au portail de l'Académie des beaux-arts.avait remplacé l'aigle de Prusse. La bannière des Hohenzollern, noire et blanche, se cachait comme honteuse. Aujourd'hui , en revanche , la double aigle s'est envolée, et sur le château le drapeau prussien a grandi , tandis que le drapeau germanique s'est réduit à une flamme : symbole visible de la marche suivie par le gouvernement. Dans les rues, où ont disparu les voitures, alternent la solitude et les foules. Tantôt passent des corps de métier, enseignes déployées, en habits de fête; tantôt des processions funèbres, l'arme au bras, musique et drapeaux en tète, accompagnant avec les honneurs militaires le cercueil de quelque citoyen longtemps disputé à ses blessures. Au palais, au corps-de-garde, aux portes de la ville, la nuit dans chaque rue circulent les bourgeois armés. La cocarde tricolore brille à tous les chapeaux, même à l'église. Les couleurs patriotiques prennent toutes les formes, s'enroulent en casquette, en chaînes de montre pour les hommes, se fixent en noeuds sur le sein et en rosettes dans la chevelure des dames. Les costumes frappent par leur bigarrure extrême; mais leur désordre même s'est organisé. Le chapeau noir se revêt, outre la cocarde de rigueur , quelquefois d'une carte, quelquefois de chiffre de métal. Le feutre calabrais à l'aile gaillardement retroussée et surmonté d'une plume de héron , le feutre noir des volontaires destinés à la Pologne, les képis de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel se promènent dans les rues. Ces différences sont des signes de ralliement. Chacun a maintenant chez soi sabre ou fusil, et fait sa patrouille à son tour. Les militaires brillent par leur absence; quelques régiments cependant sont rentrés.

Les habitudes ne sont pas moins bouleversées que les dehors. La voix est plus haute, le geste plus libre, la conversetion plus animée. On se rassemble, on discute. Il est facile de voir que toute la vie est plus pleine, plus abondante qu'auparavant. Le club fait concurrence à la brasserie. Les pierres même ont changé d'aspect. Toute une littérature murale a surgi. Chaque matin les angles des rues se tapissent de vingt adresses, proclamations, convocations, justifications. Particuliers et corporations, souverains de la veille ou du jour, emploient cette publicité. C'est le journalisme du passant. Des flots de caricatures, de brochures satiriques s'éparpillent sous le verre des étalages , sur les tables des revendeurs, jusque sur les escaliers du prince de Prusse, que l'on y tourne en ridicule. Voyons maintenant ce qui s'est passé pour transformer à ce point nos bons Berlinois?

II.

Je suppose connus tous les faits principaux du drame qui se déroule en Allemagne depuis la chute de LouisPhilippe. Jamais la solidarité des peuples ne fut mieux démontrée que par cette répercussion universelle et instantanée du coup de foudre de Février. Mais le rayon fulgurant, simple et net en France, en tombant dans le magasin de cristaux de l'Allemagne, s'y brisa en mille lueurs entrecroisées. Rien n'est plus difficile à comprendre que la révolution allemande. L'Allemagne, à l'état normal , exerce déjà suffisamment la sagacité et la patience, même d'un Allemand : qu'est-ce donc quand l'Allemagne s'em. brouille? Aussi on ne peut exiger de moi une clarté qui n'existe pour personne. J'essaierai de mon mieux de dégager quelques-uns des caractères de ce mouvement qui rappelle çà et là le chaos, entreprise, au reste, fort ingrate, puisque les positions changent pendant qu'on les calcule, et que l'insignifiant d'aujourd'hui devient considérable demain.

Le trait saillant de cette crise, c'est la complication. Trois révolutions s'entrelacent dans cette agitation, une révolution nationale, une révolution politique et une révolution sociale. Pour son début, l'honnête Michel ' joue de malheur. Moins pratique que John Bull , moins adroit que Jacques Bonhomme, il s'impose un fardeau sous lequel ceux-ci fléchiraient. II se trouve avoir à faire en un jour et à la fois ce que ses aînés plus habiles ont employé des siècles à accomplir. D'un génie peu pratique, parce qu'il est peu simplificateur et peu résolu, on ne peut s'étonner qu'avec la meilleure volonté du monde il ne perde quelque peu la tête dans cette forêt (le difficultés. Pour se figurer cette complication , qu'on s'imagine toute l'histoire de France, depuis Louis XI jusqu'à la seconde république, aujourd'hui proclamée, à refaire en un an, on aura une sorte d'aperçu de l'enfantement actuel. Richelieu , Louis XIV, 1789, 1830, 1848, l'unité du territoire, du gouvernement , de l'administration, la chute de la monarchie absolue et de la féodalité, l'égalité politique, l'avènement du tiers-état, l'éducation de la bourgeoisie, l'avènement du quatrième état et la démocratie réelle, tout cela se presse sur le même plan. La division du travail a été inventée pour les autres peuples ; les Allemands ne la connaissent pas encore. Ayant beaucoup vécu par la pensée, et opéré in petto toutes les révolutions historique., qui ont fait tant de fracas dans le monde , une fois qu'ils se jettent dans la pratique, ils pensent pouvoir d'un bond regagner tout le terrain perdu. Il est à craindre qu'ils ne s'abusent. La politique est un art, et si aucun art ne peut se passer de temps, le plus élevé d'entre eux ne saurait se soustraire à celle condition.

Cette complication est un malheur plutôt qu'une faute; car elle naît de la situation même. II est vrai que la situation de l'Allemagne est imputable à son peuple ; mais elle résultait autant des qualités de ce peuple que de ses faiblesses. La fidélité et la patience de la race germanique ont contribué à ses souffrances autant que son inertie et sa déstunion , et doivent faire absoudre son passé. Mais dans le présent, combien d'obstacles se dressent entre les espérances de l'Allemagne et leur réalisation. Ce sont autant de nouveaux caractères qui se présentent:

L'illusion. Ce n'est pourtant pas le défaut ordinaire des Allemands, car aucun peuple ne se connaît mieux et ne se raille plus souvent lui-même. Mais on aurait tant besoin (l'enthousiasme, d'union, d'énergie, qu'on cherche de bonne foi à en avoir, et qu'on se bat les flancs en toute sincérité. On espère en criant: Unité ! agissons ! se transformer magiquement et devenir unis et pratiques. On veut le but et non les moyens. La foi commence, du reste, à chanceler; et les Berlinois peu poétiques doutent de plus en plus de l'unité allemande, en dépit des cent mille drapeaux et des millions de cocardes tricolores.

L'imitation. Fait singulier ! avec un besoin ardent d'originalité, l'Allemagne, en politique, imite toujours. La raison en est dans l'impuissance de trouver à ce besoin son expression. Toute sa fécondité est dans le monde intérieur. Son génie n'est pas encore sécularisé. Dans les premières assemblées que soulevèrent les nouvelles de Paris du 24 février, des voix s'élevèrent contre l'imitation de la France ; mais ce fut en vain : l'orage les emporta. Chaque événement de Paris eut sa contr épreuve exacte à Vienne, à Berlin et ailleurs: les échos furent fidèles, l'a leçon parfaitement suivie. Il y eut parallélisme soit dans l œuvre, soit clans les acteurs, jusque dans les méprises et les hasards, avec un détail singulier. Tout le vocabulaire politique français entra de plein saut dans le journalisme, même dans les écrits ou discours adressés aux classes peu éclairées, et j'ai entendu , par exemple, une longue harangue dans une assemblée populaire pour réclamer eine Manifestation aber keine Demonstration ' contre le ministère provisoire d'Arnim : synonymie qui n'était que peu lucide pour moi et je crois beaucoup moins pour les ouvriers et bourgeois présents. Ces grands mots-là sont l'asile assuré des bavards ; aussi n'est-.il pas à redouter de les voir écarter de sitôt. - Remarquons , à propos de cette imitation , d'abord que l'emprunt se fait en protestant toujours, et que c'est pour défendre les Etats.germaniques contre la France qu'on a répété la France ;, ensuite , que la crise allemande de 1848 ressemblera beaucoup au 1830 français, les probabilités étant au'système constitutionnel à. bases démocratiques.

L'ambiguité prolongée est an autre caractère. Elle provient naturellement du fait que les souverains ont conservé leur trône, et que les assemblées constituantes n'ont pas encore pris ou décrété la souveraineté. Le provisoire est toujours louche : mais ce qui est à. noter c'est la com plaisance avec laquelle on y reste. Il semble que chacun espère pêcher en eau trouble.. Le principe absolutiste donne sans doute la partie perdue ; mais le principe mo narchique se maintient , et, en temporisant, compte regagner les pions perdus dans une attaque si brusque. A Berlin, par exemple, il n'est pas même bien établi qu'il y ait eu une révolution. 4n marchande le mot avec une pruderie significative. La réunion de la défunte diète , quiùze jours après la nuit des barricades., a mis dans tout son jour le vague des esprits. Des gens qui avaient fait feu sur les troupes ne voulaient pas avoir fait une révolution ; le roi avait accordé, disaient-ils, ce qu'on demandait. C'est à heu près comme le voyageur surpris dans un bois qui accorde sa bourse à celui qui lui demande la bourse ou la vie. Encore à l'heure qu'il est, à Berlin, on peut lire quotidiennement dans les insertions (Eingesandi) , ce produit curieux du journalisme local, des morceaux de prose et de vers à l'honneur du roi , des dithyrambes d'amour et d'admiration pour sa noble conduite , et (ce qui est bien plus significatif quand on sait que le prince de Prusse est devenu pour le peuple le bouc émissaire de la haine, et que son palais n'a été sauvé de l'incendie que par l'inscription de " Propriété nationale n ) on rencontre des demandes de rappel de ce même prince, venues, il est vrai, de la royaliste Poméranie. - En Prusse, en Autriche, au Hanovre, même ambiguité, découlant de la même complication. L'avenir est si indécis, les droits sont si flottants que les attitudes franches deviennent impossibles.

La contradiction ne peut manquer dans une pareille confusion. Ainsi, dans sa révolution nationale, l'Allemagne pose le principe de nationalité pour elle-même , et contre la Lombardie, la Gallicie, la Pologne, le Schleswig, où elle le combat; en politique, au même instant où l'on réclame l'égalité des confessions et des cultes, on persécute les juifs; dans le commerce, on réclame à la fois le libre échange et la protection ; dans l'industrie , on veut que l'État dirige le travail et que le travail soit libre, etc.

Enfin, le plus grand obstacle est ce que j'appellerai, en un mot, l'acéphalisme, ou, si vous aimez mieux, l'amour d'indépendance individuelle, l'absence de chef et de subordination. Sa devise intraduisible en français est : Selbst ist der Mann, que nous ne pouvons guère rendre que par un mot étranger : Autonome est l'individu.. C'est le principe apporté dans le monde par la race germaine. Il fait la valeur historique de celte race, sa grandeur religieuse , morale et scientifique, mais aussi: sa faiblesse politique. C'est contre le défaut de sa qualité que l'Allemagne lutte , quand elle cherche à s'unir. Elle aborde le problème de la conciliation de l'individu avec l'ensemble par le côté de l'individu, comme la France par le côté opposé. Aussi sa liberté incline toujours un peu à l'anarchie, comme la liberté française au despotisme. -- L'acéphalisme peut se nommer également bien poly- céphalisme; quand tout le monde commande, c'est comme s'il n'y avait pas de chefs. Les Allemands se chantent souvent à eux-mèmes le vieil aphorisme d'Homère : Qu'il n'y ait qu'un seul roi (Eiç xo: pocvoç earw):; mais entrez dans une assemblée, et vous verrez tous les avis opposés s'y, faire successivement applaudir., Dans les élections, il faut quinze heures à une, réunion de cent ou deux cents électeurs pour choisir trois ou quatre noms., Vous ne trouvez que des partisans, mais pas de partis. Le journalisme traduit fidèlement cette anar-. chie. Telle feuille met tous les événements d'Allemagne sous la rubrique : " Etats~Unis d'Allemagne " , telle autre sous celle : cc Empire germanique in spe. ". Ce que nous avons décrit des. oppositions scientifiques de l'université se reproduit star la scène extérieure.. Chacun élève autel contre autel., Le cantonalisme est dans le coeur, pendant, que l'unité est dans les lèvres. Voyez seulement ce qui s'est passé à Francfort pendant le mois d'avril. Trois corps législatifs fonctionnaient parallèlement, les 17 de la diètemomie, les 17 hommes de confiance (Vertrauensmänner), et le comité des 50, issu du parlement provisoire des 200. Maintenant que l'assemblée constituante germanique va se réunir, il n'est pas bien certain que toutes ces petites chambres disparaissent; en revanche il est probable que l'assemblée constituante de Prusse ouvrira sa session le même jour, de façon que jamais une volonté supérieure ne surgisse. C'est la bascule perpétuelle. Toutefois cette terreur de la centralisation n'est pas un obstacle insurmontable, sinon à la propre force intérieure de l'Allemagne , au moins sous la pression de la nécessité. Les guerres napoléoniennes ont condensé 300 Dais en 38; un nouveau conflit européen pourrait réduire les 38 'a trois. La crainte du danger ne suffirait pas à déterminer l'agglomération certaines combinaisons ne s'opèrent que sous le choc de J'étincelle électrique,

III.

Et maintenant revenons à Berlin , et donnons un coup d'œil à l'ancien régime en déroute. Les révolutionnés, c'est tout le monde. Mais il convient de distinguer, parmi les victimes de la bataille, les morts qui ne reviendront pas, des blessés, susceptibles de convalescence. Les morts sont: la monarchie absolue avec tout son état-major, la bureaucratie mystérieuse et accusée de servilisme, l'armée aristocratique et insolente envers les citoyens, l'état chrétien , le droit historique, la diète moyen âge, le ministère piétiste, la tutelle d'état, les priviléges exclusifs de la noblesse, la séparation artificielle des provinces, Du moins ces morts, sont officiellement morts , et les exécuteurs testamentaires sont déjà entrés en fonction. Les morts sont les principes et les hommes attachés désespérément à leur ruiine. Les blessés sont les personnes et avant tout celle du roi,

Frédéric-Guillaume IV est une énigme pour les étrangers et une question pour ceux qui le connaissent le mieux. Comment la révolution a-t-elle pu l'accepter, ou lui la révolution? Voilà ce qu'on se demande, et, en effet, le cas est singulier. Roi absolu , légiférant , ordonnant , réprimandant sans intermédiaire, seul maître, par conséquent seul responsable, entre autres, de son système politique et de la mitraillade de sa capitale pendant quinze heures , comment ne porte-t-il pas la peine de sa défaite ? Vaincu dans cette lutte personnelle , humilié, brisé, comment n'a-t-il pas abdiqué? A la première difficulté je réponds

L'opinion publique a reporté la responsabilité sur d'autres têtes, sur son entourage, soit sur le prince de Prusse, frère du roi et héritier présomptif, soit sur les ministres. La bourgeoisie qui aime le roi l'a cru trompé. Ceux qui ne l'ont pas cru l'ont laissé croire. Le prince de Prusse , partisan déclaré de l'armée et de la noblesse, qui doit avoir traité la bourgeoisie de canaille, a payé pour tous. Le mot qui lui a été attribué : " Servez ces chiens avec de la mitraille ' !" lui a sans.doute coûté le trône. La déposition du roi, à la supposer possible , aurait d'ailleurs amené immédiatement la guerre civile et le siège de la capitale , car Berlin ne fait pas la loi aux provinces; l'armée, qui n'a prêté de serment qu'au roi, lui était dévouée, et toutes les provinces centrales (Brandebourg, Saxe, Poméranie), sont furieuses contre Berlin, et n'attendaient qu'un signe pour marcher contre la capitale ouverte.

A la seconde difficulté je réponds : Le roi n'a pas abdiqué, d'abord à cause de la monarchie , ensuite en raison de son caractère personnel. Son abdication entraînait la perte immédiate de sa dynastie (elle n'est peut-être pas sauvée), car son frère, devenu odieux et d'ailleurs exilé volontairement, était impossible, et le fils de celui-ci est mineur. Les deux autres frères, Charles et Albert, peu capables et peu estimés , ont cherché , sans y parvenir, à se faire les premiers jours une sorte de popularité à bon marché; ils étaient également impossibles. Le dévouement pouvait donc river le roi à son trône. Mais cela n'était pas nécessaire. Son caractère suffit à expliquer sa conduite.

Frédéric-Guillaume IV est un homme d'imagination et de chevaleresques instincts, qui obéit à son sentiment plus qu'au calcul. On en a fait un tyran, un Néron. Tout cela est ridicule. Il n'y a pas d'homme plus généreux, plus humain, plus aimable, plus irréprochable dans sa vie privée, plus consciencieux dans sa profession de souverain. Son seul défaut, c'est son éducation romantique; c'est d'être déplacé à notre époque. On lui avait donné la religion du droit divin et la foi à l'inspiration directe des rois. Certain de ses bonnes intentions, il les a prises pour de bonnes pensées. II a été roi absolu en toute conscience et en toute conviction. Ayant plus d'énergie d'imagination que de vraie force, mobile et irritable, ce n'est pas un caractère proprement politique; mais ceeur excellent, intelligence distinguée, tempérament d'artiste, il aurait été un prince chéri du temps où les peuples aimaient les rois absolus, et il sera un roi constitutionnel modèle, s'il peut se faire à cette nouvelle vie.

Avec ce caractère et cette éducation, on s'explique l'attachement et l'antipathie qu'il excite, sa direction politique et religieuse, sa création de la diète, et aussi son attitude au 18 mars et depuis. La fusillade de quinze heures reste seule moins compréhensible. Il faut admettre qu'ayant accordé le 18 au matin presque toutes les libertés réclamées, croyant à une conspiration républicaine, dont les traces n'ont , d'ailleurs, pas complètement échappé , fier de prouver qu'il ne concédait rien que volontairement, et que la royauté, " grandie par l'épée " (allusion au discours royal d'ouverture de la première diète réunie), même quand le sceptre absolu des Habsbourg se brisait, saurait bien se soutenir par l'épée, colère, conviction, orgueil lui ont fait commander le feu. Une nuit de lutte horrible, 800 barricades coupant sa capitale, 24,000 soldats impuissants à réduire la ville soulevée et presque dépourvue d'armes et de munitions ont enfin dessillé les yeux du roi. Les guidons tricolores flottant sur les barricades l'ont éclairé. En homme d'élan, il a saisi l'idée au bond. De là sa cavalcade avec le drapeau révolutionnaire dans la main et sa proclamation à la nation allemande. Il y avait dans cet acte si critiqué, non-seulement diversion à sa défaite, mais enthousiasme pour ce nouveau rôle entrevu.

La position actuelle du roi est triste. La cour , la noblesse et l'armée se sont vus abandonnés et se détournent.. Dans le royaume, c'est le ministère provisoire qui règne. En Allemagne, la nuit du 18 mars en soulevant l'horreur, et la proclamation du 19, la colère, ont fait perdre au roi sa candidature supposée au trône impérial. Vienne a protesté, Munich a brûlé le portrait de l'ambitieux en effigie, et par un hasard malheureux, Frédéric-Guillaume IV recueille des boisseaux d'amertume et d'humiliations pour une ambition qu'il n'a pas ou n'a plus. Je crois savoir de source parfaitement certaine qu'en s'offrant à guider l'Allemagne au jour du danger, il ne consentirait jamais à échanger le trône de Prusse contre un trône à Francfort. Le roi est abattu et découragé.

Je ne sais s'il faut compter le prince de Prusse et son parti au nombre des morts ou des blessés de la révolution. II serait curieux, mais non pas impossible, que les déchirures de sa popularité se raccommodassent en partie. Cependant ne pas proclamer la déchéance du prince, c'est prononcer celle de la révolution, ou du moins la risquer. La cour ne fait pas mine de réconciliation. Potsdam est devenu le Coblentz des émigrés, car Berlin a son émigration. Les craintes de pillage avaient été si répandues que le sauve qui peut des riches s'était déclaré. On avait calomnié les pauvres. L'ordre maintenu par la garde nationale, les habitudes de sept semaines rassurent les fuyards qui commencent à revenir.

IV.

Les révolutionnaires aussi, c'est tout. le monde dans un certain sens, le roi, l'ancien ministère, l'ancien système qui ont pesé sur le ressort, aussi bien que le ressort dont la détente les a renversés. Mais si un soufflet suppose une main (lui le donne et une joue qui le reçoit, il nous sera permis de regarder la main après avoir considéré la joue. Les révolutionnaires proprement dits sont cette main.

La comparaison d'une révolution avec ses agents est une preuve catégorique de la Providence , et non pas seulement (le loin , au point de vue religieux , mais de tout près au point de vue historique. Pour celui qui a vu de ses yeux s'emmêler l'effrayante confusion des esprits et des .actes, (lui s'est convaincu qu'aucun des acteurs ne savait quelle pièce se jouait et ne possédait le secret de son propre rôle, l'histoire n'est d'abord qu'une angoissante comédie jouée par le hasard avec les marionnettes humaines. La rédemption du hasard ne s'opère que difficilement dans le présent pour les événements qui nous enveloppent; mais cependant elle peut se faire. Et précisément de cette confusion des agents ressort la puissance de l'idée, la démonstration tic cette sagesse anonyme et supérieure aux individus, qu'on appelle, suivant les sphères, Providence, logique historique, destinée, âme générale, instinct de l'humanité, génie national (Weltgeist des philosophes). Pour rester à Berlin, qui sont les auteurs des barricades? Des hommes de lettres, ennemis de la bureaucratie et de 1a censure, des étudiants que les lauriers de la jeunesse de Munich , de Vienne et de Paris empêchaient de dormir, des Polonais qui voulaient délivrer les chefs encore prisonniers de la conspiration de 1846, des ouvriers sans ouvrage et inquiets, mais sans plan , peut-être des émissaires étrangers , affiliés à quelque trame lointaine, enfin des bourgeois menés par le nez, mécontents de l'insolence militaire et désirant un ministère moins pieux.

Voilà donc quels vengeurs s'arment pour ta querelle

Il n'y avait ni projet, ni chefs; les libertés réclamées comme partout avaient été accordées. Une méprise a lieu sur la place du château. La colère trouve aussi son issue les soldats hors la ville! nuit de combats. Le roi cède, et tout ce chaos se résume par un mot : Révolution.

Quel spectacle instructif! une révolution ne se comprend elle-même que quand elle est finie, et cependant tout en elle marche à un but. Il y a donc une âme sociale. Quand on en a trouvé le mot , il est d'un intérêt profond dé remonter pas à pas le cours des événements , de voir comment l'idée inconsciente et voilée à tous les yeux entre dans les faits par un coin, par un autre, jusqu'à ce qu'elle disparaisse, dans l'eau trouble du fleuve, pour ne revenir à la surface qu'au delà du grand tournant.

Montrer l'enchaînement nécessaire des faits de celte révolution, ce sera la tâche de son futur historien ; ce sera aussi la légitimation de cette dernière. Ici je dois me contenter de vous indiquer le point de vue rassurant où l'étude de ces faits m'a semblé conduite. Celui qui, fatigué des bruits assourdissants et discords de la rue et de la foule, gravit la tour élevée est tout surpris, en embrassant du regard la ville et la plaine, d'entendre ces mille cris aigres, agités, éclatants se fondre dans une douce et universelle harmonie.

Descendons de la tour pour faire connaissance avec le nouveau régime. Qu'a- t-on ? et que veut-on ? - Ce qu'on a, ce sont des droits : la liberté de la parole et de la presse, de réunion et d'association , égalité des cultes , garde nationale, ministère responsable , suffrage universel (indirect pour commencer).

Avec cela, on peut être plus coulant sur le reste ; car ce fond-là fera facilement éclater toutes les formes insuflisautes. Ce qu'on veut, c'est la réalisation de ces principes " sur les bases les plus larges, " terme vague par lequel le pouvoir évite de déterminer la question (le souveraineté. Le système constitutionnel à bases démocratiques semble être le milieu de transaction vers lequel on gravite. Mais, comme je l'ai dit, tout est dans le provisoire. Voyons un peu les hommes.

Le roi, après avoir choisi son ministère Molé, a choisi un ministère Odilon-Barrot. La combinaison d'Arnim n'a duré que l'espace d'un matin. Le ministère actuel , Kamphausen, Hausemann, d'Auerswald, est formé des hommes du centre gauche de l'ancienne troisième curie de la Diète. Il est populaire, et les mécontents sont une faible minorité.

La bourgeoisie revenue de sa stupeur a voulu tenir la jeune révolution sur les fonts de baptême pour ne pas laisser arriver un autre parrain. Elle monte la garde énergiquement autour de la propriété, et jette de bonnes pa

Tableau

manque une page

On imprime beaucoup à Berlin, mais si vous voulez lire un bon journal, c'est encore à Cologne ou à Heidelberg que vous êtes obligé de vous adresser. Après avoir conquis la liberté de la presse, il reste encore aux Berlinois à acquérir l'aptitude au journalisme. C'est du reste une des illusions ordinaires aujourd'hui de prendre la possibilité pour la puissance, le droit de penser ou d'agir pour la capacité ou pour la force, ou la liberté d'être libre pour la liberté même Cette illusion , toute dangereuse et toute palpable qu'elle soit, n'en est pas moins générale. Ce n'est pas le lieu d'en montrer les conséquences, surtout dans la sphère politique. Il ne s'agit maintenant que du journalisme berlinois. Si on considère ailleurs un journal comme ayant pour but, tout en vous mettant au courant des faits, d'en dégager le sens, de les ramener à un point de vue, de centraliser l'opinion et de défendre un certain ensemble de principes et un système défini, ici un journal sert plutôt à grossir le dossier d'un procès qu'à le vider, à disperser les idées qu'à les résumer, à suspendre l'opinion qu'à la décider, car il a des sympathies plus ou moins vives, mais pas de programme. Sous forme d'insertions, il ouvre ses colonnes à toute espèce d'opinions, de projets, de polémiques grosses et petites, dans le dédale desquels il laisse se perdre son lecteur sans guide. Il respecte tellement le lecteur qu'il lui laisse faire tout l'ouvrage. Il n'est ni digéré, ni formulé. Un journal berlinois est un animal auquel il manque seulement l'estomac et le cerveau.

Espérons que la première ville intellectuelle de l'Allemagne prendra bientôt dans la presse le rang qui lui con vient ; qu'il se formera des sociétés osant avancer leurs capitaux en espèces sonnantes, et des rédactions apportant les leurs en idées politiques. Il serait surprenant et presque humiliant qu'il n'en fût pas ainsi , et que le journalisme en restât à ses fusillades de guérillas. Qu'il gagne ses épaulettes en organisant l'opinion, et qu'une armée régulière de la plume se forme.

Si l'institution n'a pas encore beaucoup gagné au nouvel ordre de choses, les individus au moins ont profité. Les proclamations, les insertions ont formé la main; les clubs, les assemblées populaires, les réunions électorales ont formé la parole ; la lutte publique a formé le caractère. Il s'est fait dans ce genre des revirements curieux : les premiers sont souvent devenus les derniers et inversement. Tel baron ou tel conseiller s'est vu éclipser par son bottier ou son tailleur. Le talent oratoire s'est développé d'une façon imprévue, plus peut-être que le talent d'écrivain. Comme on n'est maintenant quelque chose que par l'influence, qu'on ne gagne celle-ci que par sa valeur personnelle, et que cette valeur ne vaut qu'autant qu'elle se manifeste, chacun a dû faire ses preuves directes. Cette secousse extraordinaire a été très-favorable. Une vie publique toute nouvelle en est résultée, et chacun a pu donner sa vraie mesure. Si je ne craignais d'abuser de la patience du lecteur, je chercherais les conséquences de la révolution sur les moeurs actuelles et prochaines. Mais cela nous mènerait un peu loin.

A propos des révolutionnaires, je ne vous ai rien dit de l'opinion républicaine. Elle existe cependant, et même sous deux formes. De républicains francs, résolus et convaincus, il n'en existe ici, et presque partout en Prusse, qu'un nombre imperceptible. Mais de républicains pour l'avenir, de gens qui se disent républicains dans leur pensée, mais monarchiques et constitutionnels dans les faits , leur nombre est légion. L'attitude est fort commode dans son équivoque. Sous prétexte de pis-aller, d'éducation nécessaire, on sert à la fois tous les maîtres, on se déclare pour ce qui est et pour ce qui peut être, on est au niveau de chaque événement et prêt à tout sans attacher sa fortune à rien. Aussi cette nuance a beaucoup de partisans. Ce sont les crypto-républicains versicolores.

Vu dans son ensemble , le débat en Prusse comme en Allemagne est, depuis longtemps, entre la liberté anglaise et la liberté française. Les sympathies d'en haut étaient pour la première, d'en bas pour la seconde. La dernière révolution de Paris a donné une prépondérance décidée à la liberté française. Le droit naturel a battu le droit historique. Rousseau l'emporte sur Burkes, la démocratie sur la balance des pouvoirs. Toutefois, comme l'Allemagne sacrifie moins la liberté à )'égalité que ne le fait la France, qu'elle n'est pas centralisée, que son génie national, plus profond, s'il est moins énergique, est différent, la liberté allemande deviendra une troisième réalisation de la liberté, qui sans doute ne sera pas inférieure, et peutêtre sera plus complète que ses deux aînées.

A quelle étape sommes-nous donc sur cette route d'affranchissement?

Depuis deux mois beaucoup de chemin a été parcouru, infiniment plus que pendant trentre-trois ans de patience. La triple révolution a posé ses principes

Pour la nationalité, nécessité urgente d'une organisation extérieure de l'unité des quarante millions d'Allemands. En politique, la toute-puissance et la légitimité de la volonté des peuples, d'un côté brisant la résistance venue des princes , de l'autre résistant à l'oppression des minorités turbulentes (les tentatives armées des républicains du sud-ouest. )

Pour la société, la révision des conditions faites au travail et aux classes souffrantes.

L'ouvrage à faire c'est de trouver la réalisation de ces principes, de constituer la nationalité, la forme politique et l'organisation sociale, trois problèmes très-complexes et terriblement épineux. Leur ordre d'urgence est celui dans lequel je les ai énumérés, mais leur ordre de difficulté réelle est en sens contraire, ce qui est assez heureux.

Le problème social n'a rien de spécifiquement allemand; la solution des antinomies économiques déborde les limites de toute nation particulière, et appartient au siècle entier et à la civilisation générale. Cette solution n'est même abordable que par le concours universel. Un peuple fût-il de quarante millions d'habitants ne peut régler seul les questions d'industrie, de débouchés, de travail. II ne faut pour cette régulation rien moins que ce qu'a proposé un des plus intelligents organes de la presse française : un congrès industriel européen. Et même avec ce congrès con tinental, il y a encore à redouter l'annulation de tant d'efforts pour la retraite d'Achille sur ses vaisseaux , je veux dire par le refus de collaboration de l'Angleterre et de l'Amérique. En Allemagne , cette difficulté est du reste beaucoup moins pressante qu'en France, où elle s'est posée au sommet des affaires et a donné son nom à la révolution de Février. Elle est destinée à grandir. Pour le moment, sauf dans les grands centres, Berlin et Vienne, et dans quelques provinces malheureuses, telles que la Silésie , la classe ouvrière n'a pas tendu la main vers le pouvoir. Ici , le ministère du Commerce, de l'Industrie et des Travaux publics vient d'instituer une Commission spéciale pour la question du travail, et les ouvriers ont déjà créé des sociétés et deux journaux pour la défense de leurs intérêts.

Le problème politique est l'organisation de monarchies constitutionnelles sur des bases démocratiques. L'essai a sa nouveauté. Ce que Louis-Philippe n'a pas voulu tenter, on le tentera sans doute en Allemagne. Le système constitutionnel bourgeois est condamné. On a vu qu'il pouvait être faussé et corrompu par un souverain habile. En le fondant sur le suffrage universel, à deux degrés d'abord pour n'omettre aucun intermédiaire, on espère arriver à un gouvernement moral , populaire et progressif et cependant stable. La question du nombre des chambres et de l'élection directe ou indirecte n'est pas vidée devant l'opinion. Mais quelle que soit la forme à laquelle on se décide, ce n'est plus pour les peuples qu'une question de vitesse. Rien n'est plus capable d'entraver la volonté populaire, car on sait maintenant où est la force. La liberté ne peut plus guère se perdre que par ses fautes.

Le problème national a eu la priorité et la primauté, et cependant c'est le moins avancé des trois , parce que c'est celui qui rencontre le plus d'obstacles dans l'histoire et le caractère des peuples allemands, car le peuple allemand n'est encore qu'un article de foi poétique. De quatre difficultés extérieures, deux ont été vaincues, mais deux restent encore menaçantes. Les deux premières sont la guerre danoise et les invasions républicaines parties de Suisse et de France; les deux dernières sont la guerre lombarde et la question slave. Au nord, la confédération germanique a eu la honte et la douleur de voir un petit peuple amphibie , qui ne pouvait tenir la campagne devant lui , s'embosser avec quelques vaisseaux de guerre aux embouchures de l'Elbe, du Weser, de l'Eider, de la Trave, de l'Eder et de la Vistule , ruiner tout son commerce de la Baltique et de la Mer du Nord (appelée la Mer d'Allemagne!) et confisquant à son aise des centaines de bâtiments , se rire dans ses îles des troupes prussiennes qui , l'arme au bras, debout sur le rivage du Jutland, à quelques encablures desDanois, en sont réduites à éteindre de rage, dans l'eau railleuse des Belt, la mèche allumée de leurs canons. Heureusement l'Angleterre, qui perd à cette rixe, a offert sa médiation qui a été acceptée. Le résultat de l'arbitrage, encore inconnu , sera sans doute le partage oblique du Schleswig d'après les nationalités.

Le soulèvement du sud-ouest, qui aurait déchiré la patrie en allemande républicaine et Allemagne constitutionnelle, a été aussi étouffé , comme on le sait. Hecker et Herwegh en sont aux récriminations et aux injures.

Mais au sud , l'Italie enthousiaste, non contente de délivrer les Italiens:, parle de porter sa bannière aux trois couleurs théologales jusqu'aux sources de l'Adige, jusque sur les sommets du Brenner , ce qui confisquerait un tiers du Tyrol. Là encore, il faut faire triompher le principe de nationalité sur le principe géographique.

A l'est, c'est ce principe même qui ronge le flanc de l'Allemagne. Les populations slaves ont accepté le mot de passe, et veulent passer. Ce mot démembrera l'Autriche , car il coupe le fil qui rattachait ses royaumes épars. Croates, Illyriens, Dalmates, Slovaques, Slavons, s'agitent et parlent de séparation. Les Czèques de Moravie et de Bohême refusent d'élire des envoyés à Francfort et viennent de convoquer à Prague leurs frères slaves du sud. Les Hongrois se sont déjà affranchis. Les Magyares de Transylvanie vont les suivre. Les Polonais de Galicie et de Posnanie sont en pleine insurrection. Si les Serbes du royaume de Saxe et de la Haute-Silésie se soulèvent , regardez sur la carte cette échancrure immense, ce triangle de 30 millions d'hommes pesant comme un coin de fer sur le coeur de la Germanie et menaçant de l'entrouvrir. Et derrière tous ces dangers, le grand fantôme russe, silencieux et sombre, qui abandonne le Caucase pour accumuler ses forces sur la Vistule, où, non content de 108,000 bayonnettes qui s'y aiguisent déjà , il réunit encore , ce mois-ci, trois corps d'armée et demi, c'est-à-dire à 33,000 hommes par corps (55,000 sur le papier) , 115,000 h. , total environ 220,000 soldats. Le pauvre Michel doit se ceindre les reins.

Pour la Prusse, en particulier, la question polonaise est grosse de périls, et Berlin ne regarde pas sans quelque angoisse du côté de Pétersbourg. Restituer purement et simplement la Posnanie est facile à dire à Paris ; mais 1° il y a là 300,000 Allemands (minimum) qui demandent à grands cris de rester Allemands, et jouent leur tête à devenir Polonais.' Ils occupent les districts de l'ouest jusqu'à la Warte. 2° Les Russes passeraient immédiatement la frontière et les provinces de Prusse orientale et occidentale seraient presque infailliblement coupées.--- Le gouvernement a pris le parti de diviser la province en partie surtout allemande et surtout polonaise, de garder la forteresse de Posen , et d'offrir aux Polonais de se réorganiser à leur guise, mais sous la protection du drapeau prussien pour ôter à la Russie le prétexte de guerre, et en remettant leurs armes comme garantie de paix. Allemands et Polonais ont protesté contre l'arrangement, et la guerre civile désole la malheureuse province. Les Polonais ont gâté leur cause en Allemagne, et la sympathie générale commencé à se refroidir. Ce peuple brillant et incomplet m'inspire une admiration douloureuse. Il est trop vivace pour mourir et n'a pas la force de vivre. L'agonie perpétuelle, le supplice de Prométhée, qu'on l'opprime ou qu'il soit rendu à lui-même, semble être sa condition. Ce n'est pas le crime du partage seulement, c'est encore plus le caractère du peuple polonais qui en fait le cauchemar de ses voisins. Pourquoi faut-il qu'il soit l'anarchie incarnée. La France, qui ne connaît que l'aristocratie polonaise, et encore de son côté chevaleresque, a beau jeu dans sa tendresse. Qu'elle vienne voir les Polonais en Pologne, comme ils sont et non comme ils paraissent , les millions et non pas quelques nobles individualités, et je ne parierais point pour la durée de ses illusions.

Les difficultés intérieures pour l'organisation de la nationalité sont encore plus grandes s'il est possible. Régler les attributions du centre et des états individuels; décider si le pouvoir central sera un empereur électif ou héréditaire, à vie ou à temps, un directoire ou un président; si le pouvoir législatif sera une ou deux chambres; régler les groupes, car trente-huit Etats aussi inégaux que la principauté de Lichtenstein et les Etats d'Autriche ou de Prusse auront quelque peine à se maintenir dans cette situation ; coordonner les ambitions rivales de Berlin, Francfort et Vienne; assurer la force au pouvoir central contre les rebelles trop puissants et couronnés; faire sortir une unité de ce conflit d'indépendances susceptibles, de populations qui tiennent à leur individualité, une unité qui tolère et protége la diversité , tel est le problème multiple qui va se débattre à Francfort. L'assemblée constituante s'ouvrira le 18. Les représentants élus que l'on connaît déjà parlent tous en faveur d'une direction fermement patriotique. La bonne volonté est là, chez tous. Il en résultera nécessairement quelque chose. Mais sera-ce tout ce qu'on avait espéré ? La nation germanique triomphera-t-elle de tous les obstacles ?

De nos jours rien n'est plus impossible. Seulement la plus difficile victoire demeure toujours de se vaincre soimême. Car, pour les nations comme pour les individus, il est un destin. Ce destin, que chacun porte en soi-même, c'est son propre caractère. Le génie d'un peuple , source de sa grandeur et de sa faiblesse, est à la fois sa divinité tutélaire et sa fatalité. L'Allemagne lutte maintenant avec elle-même. Il est vrai qu'un choc inattendu, comme je l'ai déjà indiqué, peut lui venir en aide.

Deux mots encore en terminant. Ces vastes mouvements, dont j'ai essayé d'esquisser quelques détails, ne sont pourtant que les cercles secondaires dans cette agitation des ondes morales de l'Europe. Déjà une politique, une religion, une société, un équilibre nouveaux s'élèvent visiblement des eaux de ce déluge. Mais j'ai dû combattre l'entraînement vers ces considérations d'un autre ordre, pour rester conséquent avec le sujet plus restreint donné à cette étude. Devant décrire Berlin, j'ai déjà laissé errer bien assez ma curiosité au delà.


I. Z. L.

 

BRUT DE SCANNAGE
CORRECTIONS EN COURS